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2023-2024 L'empreinte des mots : Critiques de livres pour un monde plus durable

L’empreinte des mots #5 : L’illusion de la finance verte

        Dans sa note du 19 mars 2024 intitulée Les acteurs financiers français face au défi de la transition climatique1Vous pouvez retrouver cette note de la Banque de France en cliquant ici : https://www.banque-france.fr/fr/publications-et-statistiques/publications/les-acteurs-financiers-francais-face-au-defi-de-la-transition-climatique, la Banque de France souligne l’importance de la gestion des risques et du financement de la transition par le secteur financier. Selon le rapport, les portefeuilles de titres et de prêts ne sont toujours pas suffisamment alignés sur les objectifs européens de transition bas carbone, et sur la Stratégie Nationale Bas Carbone qui estime le besoin de financement à environ 105 milliards d’euros par an pour atteindre les objectifs européens de réduction des émissions de GES d’au moins 55% d’ici 2030.

         Nous avons en effet besoin d’investissements responsables pour financer les infrastructures nécessaires à la transition écologique. Mais la finance verte, telle qu’elle existe aujourd’hui, semble impuissante pour orienter les investissements vers ces projets d’avenir. N’est-elle donc pas qu’une branche de la finance traditionnelle à laquelle on aurait simplement ajouté l’adjectif (“vert”) sans aucun changement de fond ? Comme le demande Gaël Giraud dans sa préface de L’illusion de la finance verte, « Comment [la finance verte] pourrait-elle être autre chose qu’un mirage, sachant que la raison d’être de la finance est de faire de l’argent avec de l’argent ? »

       Dans cet essai, Julien Lefournier et Alain Grandjean entreprennent de montrer que les marchés financiers sont livrés à eux-mêmes et ne peuvent pas mettre un terme à leur participation à la crise environnementale sans l’aide d’une réglementation renforcée, sous la forme d’un encadrement des bénéfices financiers des projets « bruns » ou d’une taxe carbone pour compenser la baisse de rentabilité induite par les coûts engendrés par les projets d’atténuation des émissions de CO2.

« La finance n’est naturellement ni morale ni amorale, elle calcule simplement, elle est donc profondément amorale »

L’illusion de la finance verte, Alain Grandjean et Julien Lefournier

Mark Carney, Breaking the tragedy of the horizon – climate change and financial stability

         Le livre est structuré autour de l’analyse du discours de Mark Carney de septembre 20152[2] Pour en savoir plus, vous pouvez voir le discours de Mark Carney ici (https://www.bankofengland.co.uk/speech/2015/breaking-the-tragedy-of-the-horizon-climate-change-and-financial-stability), et lire une traduction en français par Michel Leletpt, Vice-président du Shift Project ici : https://theshiftproject.org/article/le-discours-de-mark-carney-en-francais-grace-a-michel-lepetit-vice-president-du-shift-2/ , alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, intitulé Breaking the tragedy of the horizon – climate change and financial stability. Il y alerte ses pairs sur la gravité du changement climatique et invente le terme de « Tragédie des Horizons » ou « Tragédie des biens lointains », en référence à la « Tragédie des communs » de Hardin (surexploitation d’une ressource commune, notamment résolue par l’attribution de droits de propriété). Les conséquences du changement climatique auront en effet des impacts au-delà des cycles d’investissement et des mandats politiques. Cela représente donc un coût de long terme pour les générations futures, que nous ne sommes pas incités à éviter en raison du fonctionnement court-termiste des marchés financiers et des milieux politiques.

         Dans son discours, Carney rappelle également la typologie des risques financiers liés au réchauffement climatique : risques physiques pour la destruction des actifs et les impacts négatifs sur l’activité économique (inondations, tempêtes, etc, qui provoquent des dégâts naturels) ; risques de transition engendrés par un processus d’ajustement vers une économie moins carbonée pour les acteurs pénalisés par les futures réglementations de lutte contre le réchauffement climatique ; et risques de responsabilité pour les acteurs dont la responsabilité pourrait être mise en cause par les victimes du réchauffement climatique. Autant de risques qui ont des impacts potentiels sur le secteur financier et qui devraient être intégrés à son arbitrage risque-rendement. 

Les assureurs sont d’ailleurs les plus directement exposés aux conséquences du changement climatique, et l’augmentation de l’intensité des risques physiques due au changement climatique pourrait être un défi considérable pour ce secteur. Ces risques pour la stabilité financière seront minimisés à condition que la transition commence tôt et soit clairement planifiée. De plus, comme le souligne Carney, le financement de la décarbonation de l’économie représente une opportunité pour les assureurs, en tant qu’investisseurs de long terme, qui implique une réallocation des ressources de grande ampleur. Pour cela, les capitaux doivent refléter les externalités créées par le marché.

         Carney refuse cependant de penser que les bonus sur actifs verts ou malus sur actifs bruns soient une solution pour internaliser les externalités du secteur financier. Il demande simplement plus d’information sur l’intensité carbone des actifs3 On peut à ce titre noter que, depuis le discours de Mark Carney, a été créé la TCFD (Task Force on Climate-related Financial Disclosures) par le G20 lors de la COP 21 : cet organisme définit les recommandations concernant la transformation des entreprises en matière de climat et a précisé les éléments nécessaires au reporting climat en 2017.. Selon lui, le déterminant majeur du changement du monde de la finance est l’accès à une information de qualité et des politiques gouvernementales crédibles. La publication d’informations peut néanmoins être complétée par des mesures plus concrètes comme un corridor de prix pour le carbone, avec un prix indicatif minimum et maximum, jusqu’à ce que le prix converge vers le niveau requis pour compenser complètement l’externalité.

         Mais est-ce réellement suffisant ? La situation n’exige-t-elle pas une transformation complète du système financier ?

« Personne ne sait ce qu’est un investisseur « vert » ou « durable ». Il n’en existe pas de définition. En réalité, ces investisseurs partagent la même rationalité, le même paradigme risque-rendement que les autres ».

L’illusion de la finance verte, Alain Grandjean et Julien Lefournier

La durabilité, une préoccupation secondaire du secteur financier

         L’arbitrage risque-rendement passe toujours avant la durabilité, dans un contexte de financiarisation de l’économie. Selon deux auteurs, « le problème n’est pas l’objectif de profitabilité des entreprises, mais que tous les autres objectifs (potentiels) soient subordonnés à la maximisation du premier ». La durabilité de l’investissement n’est qu’à la neuvième place de décision des investisseurs institutionnels. On voit donc bien qu’aucun changement n’est possible tant que l’impératif de maximisation du profit sera préféré à celui de durabilité, les projets bruns étant encore aujourd’hui plus rentables que les projets verts. En effet, les projets verts comprennent des coûts pour éviter les externalités négatives habituellement produites par les projets traditionnels, ce qui les rend moins rentables que les projets bruns. De plus, un investissement responsable est fondé sur des critères extra-financiers indépendants des objectifs de performance. Si on investit dans des investissements durables dans l’espoir d’une rentabilité plus élevée, alors ce n’est pas un réel investissement responsable puisqu’il est le fruit d’un arbitrage financier traditionnel entre risque et maximisation du profit. Dès lors, la finance verte ne peut être qu’une illusion… et c’est ce que comptent démontrer les deux auteurs dès la première partie de leur ouvrage intitulée « Comment la pratique financière contredit le discours de la finance verte ».

« Le souci de la durabilité (quand il existe) est toujours subordonné à l’atteinte des objectifs prioritaires que sont la gestion du risque défini et l’obtention du rendement espéré. (…) Pour changer réellement l’allocation des liquidités en faveur de la transition dans le paradigme du risque-rendement, il y a une condition – déterminer ce que serait un actif véritablement vert – et seulement trois solutions : dégrader la rentabilité du « brun » (par exemple via une taxe carbone significative, un durcissement des normes d’émission, une interdiction à terme, etc.), augmenter la rentabilité du «vert» (par exemple via des subventions, une fiscalité favorable) ou réduire le risque du « vert » (par exemple via des garanties d’État). Rien qui soit endogène aux marchés financiers. Sans cela, le « verdissement » de la finance ne serait qu’un « vert-nis », qui ne change pas la réalité têtue de la pratique financière. »

L’illusion de la finance verte, Alain Grandjean et Julien Lefournier

Le changement climatique, un « cygne vert » ?

Le concept de « cygne noir » a été développée par Nassim Taleb dans son essai Le Cygne noir : la puissance de l’imprévisible. Selon cette théorie, un cygne noir est un événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler mais qui, s’il se réalise, a des conséquences exceptionnelles. 

        Or, si cette théorie a en premier lieu été appliquée à la finance, le réchauffement climatique n’est, lui, pas un « cygne vert » puisqu’il ne s’agit pas d’un événement mais d’un processus, et qu’il n’est pas improbalisable mais au contraire scientifiquement documenté grâce aux travaux du GIEC notamment. Les Banques centrales traitent cependant le réchauffement climatique comme un événement certain…

« Sur une trajectoire au delà de +2°c, l’incertitude sur l’ensemble des conséquences engendrées par le réchauffement est considérable, à tous les plans : migrations, dommages physiques, humains, géopolitiques, etc. C’est bien là que nous sommes d’accord avec la figure du « cygne noir » : le réchauffement climatique n’est pas, mais engendre potentiellement, un « cygne noir » monstrueux. »

L’illusion de la finance verte, Alain Grandjean et Julien Lefournier

         La crise environnementale est en effet à l’origine de risques physiques, de transition et de responsabilité sans précédents, qui affecteront tous les secteurs de l’économie, et plus particulièrement ceux de la finance et de l’assurance. Or l’inaction provoquera des événements imprévisibles et très sûrement dramatiques, qui bousculeront tout l’équilibre financier actuel, déjà précaire comme le montrent les crises successives.

Les produits financiers verts : des solutions pour verdir la finance ?

Les obligations vertes

         Selon Grandjean et Lefournier, l’adjectif « vert » n’ajoute rien dans le terme « obligation verte » car il s’agit d’obligations classiques. Le seul bénéfice pour les fonds et les entreprises financières est d’ainsi avoir une « communication verte »… En effet, une obligation verte n’a aucun impact sur le verdissement des projets ; c’est le projet, s’il est vert, qui peut rendre l’obligation verte. Mais cette promesse verte n’a pas de valeur financière ou pécuniaire puisqu’elle n’offre aucun avantage à son détenteur. De plus, la plupart des projets financés par la « finance verte » auraient de toute manière été financés par des obligations ordinaires ; on observe donc une absence problématique d’additionnalité des produits verts.

« L’obligation verte ne contribue pas particulièrement aux financements des projets verts, c’est-à-dire au-delà de ce qu’offre normalement le marché obligataire classique. (…) Elle ne crée pas de « signal-prix », à travers une économie du coût de financement qui modifierait les comportements des émetteurs (entreprises ou États). Pour un émetteur donné, elle ne modifie ni le risque ni le rendement obligataire. Elle est seulement une obligation classique avec, dans les bons cas, un fléchage non contractuel vers un projet vert. »

L’illusion de la finance verte, Alain Grandjean et Julien Lefournier

        Or s’il existe des prix différents pour les obligations vertes (plus chères) et les obligations traditionnelles, les investisseurs continueront à investir dans les projets « bruns », plus rentables. En effet, il n’y a qu’un seul marché, qu’un seul comportement (maximisation du profit), et donc un prix optimal unique pour satisfaire les critères de rentabilité, prioritaires par rapport aux impératifs de durabilité. Sans internalisation dans le marché financier du critère de durabilité, on voit bien que la finance verte demeure incompatible avec son objectif affiché. Comme le souligne Giraud dans sa préface, si les produits financiers étaient réellement verts, ils incorporeraient dans leur prix le coût des externalités écologiques induites par les projets qu’ils financent ainsi que le coût du risque associés aux efforts de réduction des émissions.

« Les investisseurs « vert-ueux» (s’ils existaient) devraient disposer de leur propre marché primaire (et secondaire) pour jouer effectivement un rôle.(…) Il ne peut pas y avoir deux rationalités (l’une « vert-ueuse », l’autre traditionnelle), deux prix. Il n y a qu’un marché primaire, qu’un prix pour l’obligation verte sur de marché, pour l’ensemble de ses acheteurs »

L’illusion de la finance verte, Alain Grandjean et Julien Lefournier

Les sustanability-green bonds

         Les sustainability-green bonds et les sustainability-green loans consistent à indexer le taux du coupon de l’obligation ou la marge du prêt (qui déterminent la charge d’intérêt de l’emprunteur) à des objectifs de durabilité. Si les objectifs ne sont pas atteints, il y a une pénalité à payer (ou bien une diminution des coûts si les objectifs sont atteints). Mais la pénalité est conçue pour n’être quasiment jamais payée… ce qui rend ces produits peu efficaces.

Les transition bonds

         Les transition bonds, quant à eux, sont destinés aux pollueurs qui n’ont pas de projets verts à financer (ou à refinancer), et qui ne peuvent donc pas émettre d’obligations vertes. S’ils peuvent réduire leur empreinte carbone avec un projet, ils sont donc « en transition », et pourront financer le projet concerné via l’émission de « transition bonds»

Les fonds ISR

         L’acronyme ISR désigne les Investissements Socialement Responsables. Ils font partie de la stratégie RSE (responsabilité sociale et environnementale) d’entreprise et intègrent les critères ESG (économiques, sociaux et de gouvernance). Mais les investissements à impact (impact investing) représentent moins de 0,5% de la gestion européenne d’ISR… De plus, pendant longtemps, les gestionnaires de fonds ISR ont tenté de montrer que la performance financière de leurs fonds n’était pas moins importante que celle des autres fonds (en accord avec le principe fiduciaire) alors même qu’ils sont censés s’intéresser aux critères extra-financiers indépendamment des impératifs de rentabilité. Cette contradiction est révélatrice, selon les auteurs, du manque de pertinence et de transparence de tels fonds.

La solution ne viendra pas du système financier lui-même

        La finance verte ne modifie pas le système financier. La solution ne peut donc pas venir du système financier lui-même. L’État est, selon Grandjean et Lefournier, le seul à pouvoir établir des règles pour contraindre les acteurs financiers à réellement financer des projets plus verts et durables, et à mettre fin aux investissements bruns, grâce à des incitations, des normes et des règles contraignantes. En effet, si le système financier est pour l’instant incapable de faire face au défi environnemental, la solution ne réside pas dans un renoncement aux marchés mais dans leur encadrement.

« Les acteurs de marché optimisent selon des contraintes incompatibles avec une véritable transition (…). Seul [l’État] peut prendre en compte l’intérêt général, les biens communs que constituent les bénéfices non pécuniaires, et aussi les co-bénéfices de la transition. Seule l’intervention de l’État pourra remédier à la situation à travers un ensemble de politiques fiscales et économiques appropriées. L’état devra assumer les deux versants de la transition car proposer une transition, c’est proposer une croissance verte, mais aussi une « décroissance brune »».

L’illusion de la finance verte, Alain Grandjean et Julien Lefournier

Conclusion

Julien Lefournier et Alain Grandjean montrent dans leur essai que rebaptiser la finance « verte » n’a rien changé au système financier traditionnel. Tous les bénéfices de la transition (et des investissements nécessaires à la transition) ne sont pas marchands. La finance classique, qui vise à maximiser les profits strictement économiques, n’est donc pas à même de répondre au besoin. Le bilan financier d’un investissement vert ne reflète pour l’instant pas tous ses bénéfices et avantages pour la société. Or un investissement n’est réalisé qu’à condition que ses bénéfices attendus soient supérieurs au coût du capital investi ; cet impératif de rentabilité dans la mécanique actuelle du marché nuit à l’investissement dans la transition. En effet, on compare des coûts actuels à d’éventuels dommages futurs ; le taux d’actualisation utilisé se révèle problématique puisqu’il distord l’arbitrage temporel au détriment des investissements de transition. Si la finance verte n’est à l’heure actuelle qu’une illusion, elle appelle cependant à être réformée…

Venez découvrir comment lors de notre table ronde sur l’avenir de la finance du 15 avril prochain avec Antoine Sire, Directeur de l’engagement d’entreprise de BNP Paribas, et Anne-Catherine Husson-Traore, Directrice Générale de Novethic. 

A propos des auteurs

Alain Grandjean

Alain Grandjean est président de la Fondation Nicolas Hulot et associé-cofondateur de Carbone 4 avec Jean-Marc Jancovici. Il est également membre du Haut Conseil pour le Climat, créé en 2018 par le gouvernement. Alain Grandjean est également l’auteur de Financer la transition énergétique avec Mireille Martini : rendez-vous ici pour lire notre article sur ce livre !

Julien Lefournier

Julien Lefournier est consultant indépendant. Il a travaillé pendant 20 ans dans la finance de marché.