Les Identités meurtrières : Amin Maalouf nous éclaire sur les dérives identitaires actuelles

Intolérance, discrimination, racisme, extrémisme religieux, terrorisme, nationalisme, montée de l’extrême droite, populisme, repli, désolidarisation… Toutes ces dérives auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés ont, dans leur nature, une chose en commun. Est-ce la violence ? Le fanatisme ? L’indignation ? Il s’agit d’une réalité plus vaste et plus profonde encore : la peur de l’autre, de celui qui est différent de moi. Comment parvenir à faire coexister des individus qui perçoivent leurs différences comme une menace pour leur identité au lieu d’y voir une opportunité ?

« La manière de faire vivre, au sein d’une même société, des gens différents, est une question qui est en train de miner toutes les sociétés humaines ».
Ces propos d’Amin Maalouf soulignent à quel point les questions d’identité et de coexistence sont centrales et déterminantes dans nos sociétés. Amin Maalouf est un écrivain et essayiste libanais. Il est élu à l’académie française en 2011. Né au Liban, il part pour la France en 1976, fuyant son pays natal qui est alors en guerre. Dans son discours de réception à l’académie française, il montre à quel point ce mélange de cultures et d’histoires a influencé ses aspirations, son écriture, son identité : « Par gratitude envers la France comme envers le Liban, j’apporterai avec moi tout ce que mes deux patries m’ont donné : mes origines, mes langues, mon accent, mes convictions, mes doutes, et plus que tout peut-être mes rêves d’harmonie, de progrès et de coexistence. Ces rêves sont aujourd’hui malmenés. Un mur s’élève en Méditerranée entre les univers culturels dont je me réclame. Ce mur, je n’ai pas l’intention de l’enjamber pour passer d’une rive à l’autre. Ce mur de la détestation – entre Européens et Africains, entre Occident et Islam, entre Juifs et Arabes -, mon ambition est de le saper, et de contribuer à le démolir. Telle a toujours été ma raison de vivre, ma raison d’écrire […] ».

C’est en 1998 qu’il écrit un essai pour « démolir ce mur » : Les Identités meurtrières. Dans cet ouvrage, il s’interroge sur la notion d’identité, sa multiplicité et les nombreux crimes perpétrés en son nom. La démonstration de l’auteur et les enjeux abordés (appartenance religieuse, fanatisme, mondialisation…) sont encore largement d’actualité, et permettent de comprendre l’origine des problèmes identitaires auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Amin Maalouf l’a dit lui-même : « il y a vingt ans, j’avais écrit un essai, Les Identités meurtrières. La dérive autour de ces questions identitaires n’a fait que se répandre et s’aggraver. Des mots, on est passé aux meurtres. » Voici certains des thèmes, arguments et idées clés de cet ouvrage, qui vise à montrer que les conflits identitaires ne sont pas une loi de la nature mais le produit de notre conception de l’identité.

L’identité décrite par Amin Maalouf : un ensemble unifié formé de milliers d’appartenances

Amin Maalouf entame son ouvrage en définissant l’identité, qui est pour lui un des termes les plus trompeurs qui existent. Définie en une phrase, l’identité est « ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne ». L’objet de la démonstration de l’auteur est de nous montrer que notre identité est multiple, et qu’être convaincu du contraire peut s’avérer très dangereux pour soi comme pour les autres. Pour commencer, il introduit le concept d’appartenance, central dans ce livre. Une appartenance est un élément qui a construit et construit notre identité : une religion, une ou plusieurs langues, des traditions ethniques, une ou des nationalités, un milieu social… Certains de ces éléments sont moins évidents à reconnaitre : grandir dans une famille nombreuse, se sentir attaché à une région ou un village, soutenir une équipe de sport… Les passions, les handicaps physiques, et même les préférences sexuelles font aussi partie de ces éléments qui forgent notre identité : bien qu’ils puissent être moins déterminants, il ne faut pas les négliger. Nous sommes tous faits de milliers d’appartenances.

Nombreux ont été et sont ceux qui essaient de réduire leur identité à une seule de ces appartenances, celle qui définit, selon eux, ce qu’ils sont véritablement, au plus profond d’eux-mêmes. Mais, Amin Maalouf nous fait remarquer, en s’appuyant sur des conflits identitaires récents, qu’aucune appartenance ne prévaut chez une personne (ou une communauté) de manière absolue sur une période de temps indéfinie. Par exemple, un homme vivant à Sarajevo en 1980 se définirait d’abord comme yougoslave ; mais, douze ans plus tard, il se proclamerait avant tout musulman, puis bosniaque. Nous l’avons compris, réduire son identité à une appartenance représente un danger. L’auteur montre que c’est tout aussi dangereux de réduire, à cause d’un jugement faux, l’identité d’autrui à une seule appartenance. Par facilité, il nous arrive de mettre une même étiquette sur des personnes totalement différentes, simplement parce qu’elles auraient une appartenance en commun. Or, notre regard peut les forcer à réduire leur identité à l’appartenance qu’on leur impose, ou au contraire à refuser violemment cette appartenance.

Ainsi, l’identité est multiple, et se construit au fil du temps. Amin Maalouf le reconnait lui-même : cette affirmation est plutôt sensée, difficilement réfutable. Par contre, le constat suivant est moins évident : aucune appartenance n’est vraiment innée, puisque c’est l’environnement social qui définit leur sens. Cela peut nous paraître étonnant, mais “même la couleur et le sexe ne sont pas des éléments “absolus” d’identité”. Les exemples simples choisis par l’auteur suffisent à nous faire comprendre à quel point cette affirmation est vraie : naître et vivre entant que femme à Oslo n’a pas du tout la même signification qu’être une femme à Kaboul ; une personne métisse aux Etats-Unis sera considérée comme noire alors qu’en Angola, elle sera considérée comme blanche. Finalement, ce qui détermine les appartenances d’une personne, c’est l’influence d’autrui : « chacun d’entre nous doit se frayer un chemin entre les voies où on le pousse, et celles qu’on lui interdit ». Attention, si Amin Maalouf insiste longuement sur le fait que l’identité est formée de milliers d’appartenances, il insiste tout autant, si ce n’est plus, sur le fait que notre identité est une et que nous la vivons comme un tout :

“L’identité d’une personne n’est pas une juxtaposition d’appartenances autonomes, c’est un dessin sur une peau tendue ; qu’une seule appartenance soit touchée, c’est toute la personne qui vibre”.

Les « communautés blessées » : de la peur de la menace aux massacres.

On se reconnait souvent dans son appartenance qui a été la plus attaquée. Pour l’auteur de l’ouvrage Les identités meurtrières, c’est de là que naissent les massacres. La solidarité au sein d’une communauté se manifeste souvent lorsqu’une appartenance commune est brimée ou menacée : il nait alors une « communauté blessée ». Puis, au sein de ces communautés, se dégagent des leaders, qui se présentent comme des guides ayant la solution permettant de guérir toutes les plaies de cette communauté blessée. Peu importe l’appartenance attaquée ou la communauté visée, ces meneurs tiennent souvent les mêmes discours : ils disent qu’il faut imposer le respect aux autres au lieu de simplement le demander ; ils promettent une victoire sur ceux qui les ont brimés, une vengeance. Ils justifient les crimes qu’ils sont sur le point de commettre par les attaques qu’ils ont subies. Pour Amin Maalouf, c’est comme cela que nait un conflit identitaire.

Après n’importe quel conflit identitaire, on se demande souvent comment des hommes ont pu commettre des crimes aussi atroces. Il arrive souvent qu’on emploie le mot « folie » pour décrire l’état d’esprit des agresseurs. Mais comment dire qu’une communauté entière a été en proie à cette folie ? Cette soit disant folie, nous explique l’auteur, est en réalité la peur. C’est en provoquant la peur que les meneurs parviennent à mobiliser une  communauté entière. L’ayant vu personnellement pendant la guerre au Liban, Amin Maalouf le confirme : la peur transforme très facilement les hommes en meurtriers. Il va plus loin, en expliquant qu’« à partir du moment où une population a peur, c’est la réalité de la peur qui doit être prise en considération plus que la réalité de la menace. » C’est cette peur de la menace qui rend légitimes et nécessaires les mesures prises pour l’éradiquer et protéger les siens. « Criminels, ils ne peuvent pas l’être, jurent-ils, puisqu’ils cherchent seulement à protéger leur vieille mère, leurs frères et sœurs, et leurs enfants. ». Les acteurs d’un conflit identitaire sont convaincus que les crimes qu’ils commettent sont de la légitime défense, et cette vision est partagée par une majorité des membres de la communauté qui se sent menacée. Voilà pourquoi « les criminels ont souvent bonne conscience ».

Evidement, nous nous devons d’être sensibles aux souffrances de ces communautés blessées. Mais Amin Maalouf nous met en garde, si nous devons faire preuve de compassion, celle-ci ne doit surtout pas se transformer en complaisance. Nous nous devons d’être lucides et vigilants, car il est très difficile de juger « où s’arrête la légitime affirmation de l’identité, et où commence l’empiètement sur les droits de l’homme ». Lorsque l’identité se transforme en instrument de guerre, nous ne pouvons pas accorder une impunité aux crimes commis par une communauté qui brandit son identité comme une arme. La complaisance n’est pas le seul danger contre lequel l’auteur entend lutter : aujourd’hui, l’idée selon laquelle les massacres identitaires sont certes regrettables mais inévitables car inhérents à la nature humaine est largement répandue. Nous ne pouvons pas accepter des affirmations de la sorte, bien qu’elles semblent être une réalité partagée de nos jours. Il y a d’autres conceptions similaires qui sont inacceptables aujourd’hui et qui pourtant ont prévalu pendant très longtemps : l’esclavage a longtemps été considéré comme une réalité, la suprématie de l’homme par rapport à la femme comme un fait…  Les massacres identitaires ne sont pas une loi de la nature.

Une doctrine/religion a-t-elle une essence immuable ?

Dans son ouvrage, Amin Maalouf étudie de près l’affirmation de l’appartenance religieuse par rapport aux autres appartenances. Il se penche en particulier sur l’essence des religions auxquelles sont liées ces appartenances. Il nous le fait remarquer, les textes religieux ne changent pas à travers le temps. Pourtant, les religions évoluent. Pour Amin Maalouf, c’est parce que « le texte n’agit sur les réalités du monde que par le biais de notre regard. […] Ce n’est donc pas sur l’essence de la doctrine qu’il faut se pencher mais sur les comportements, au cours de l’Histoire, de ceux qui s’en réclament ». Pour illustrer son propos, il prend l’exemple du commandement « tu ne tueras point » dans la Bible : il a fallu attendre des centaines et des centaines d’années pour que les chrétiens considèrent qu’il fallait aussi l’appliquer à la peine de mort. L’auteur nous fait remarquer que cette évolution n’a pas été interne au christianisme mais qu’elle est venue de l’extérieur du cadre religieux : la religion n’a pas été à l’origine de l’abolition de la peine de mort, elle s’est plutôt adaptée à l’évolution du regard de l’ensemble de la société.

Ainsi, pour Amin Maalouf, l’essence d’une doctrine n’est pas immuable. Aujourd’hui, il nous semble que les doctrines étant les plus en proie au fanatisme sont les religions. Si certains font ce constat, c’est parce qu’ils pensent que le fanatisme fait partie de l’essence de la religion, ou de certaines religions. Amin Maalouf nous explique que ce n’est qu’à partir des années 1970 que le fanatisme religieux est devenue une réalité qui surpasse toutes les autres sortes de fanatismes. Il nous rappelle que « les pires calamités du XXe siècle en matière de despotisme, de persécution, d’anéantissement de toute liberté et de toute dignité humaine ne sont pas imputables au fanatisme religieux mais à des fanatismes tout autres qui se posaient en pourfendeurs de la religion (stalinisme), ou qui lui tournaient le dos (nazisme ou autres doctrines nationalistes) ». A tous ceux qui seraient tentés de faire des conclusions trop hâtives sur le fanatisme et certaines doctrines, il répond :

« Le XXe siècle nous aura appris qu’aucune doctrine n’est, par elle-même, nécessairement libératrice, toutes peuvent déraper, toutes peuvent être perverties, toutes ont du sang sur les mains, le communisme, le libéralisme, le nationalisme, chacune des grandes religions, et même la laïcité. Personne n’a le monopole du fanatisme, et personne n’a, à l’inverse, le monopole de l’humain »

Pourtant, beaucoup jugent aujourd’hui que le fanatisme est dans la nature de l’islam, dans son essence. A travers l’histoire de la religion musulmane, Amin Maalouf nous montre le contraire.

L’histoire de l’islam, une religion aux « potentialités de coexistence et d’interaction » 

Le prophète Mahomet nait en 570, marquant le début de l’islam. La chute de l’empire romain avait laissé un vide qui était propice à une expansion de l’islam : cette conquête s’est faite sans excès de violence, bien que loin d’être totalement pacifique ; elle fut, selon les mots de l’auteur, « appréciable pour l’époque ». Partout où de nouveaux territoires étaient conquis, ceux qui pratiquaient d’autres religions monothéistes étaient tolérés. Amin Maalouf nous décrit l’islam de cette époque comme une religion tolérante, qui avait une grande capacité à coexister avec l’autre. Il choisit l’exemple d’Istanbul à la fin du XIXe siècle pour appuyer ses propos : capitale de la principale puissance musulmane, la population de cette ville était composée majoritairement de non-musulmans (Grecs, Juifs, Arméniens…). A cette même époque, il était impensable qu’une majorité de non chrétiens (musulmans, ou juifs) vivent à Paris, ou à Berlin. Pour beaucoup c’est encore inenvisageable aujourd’hui… « L’islam avait établi un « protocole de tolérance » à une époque où les sociétés chrétiennes ne toléraient rien. Pendant des siècles, ce protocole fut, dans le monde entier, la forme la plus avancée de coexistence. ». Bien sûr, cette forme de tolérance n’est aujourd’hui plus acceptable car elle n’a pas été actualisée, elle a même été revue à la baisse.

Lorsqu’il raconte l’Histoire de l’islam, Amin Maalouf ne cherche pas à minimiser ou à excuser les atrocités qui sont commises au nom de l’islam aujourd’hui, mais à montrer encore une fois que l’essence de l’islam que nous connaissons n’est pas une réalité immuable. Ce qui arrive ne correspond pas à la nature de l’islam. Amin Maalouf se bat contre l’idée selon laquelle « il y aurait, d’un côté, une religion, chrétienne, destinée de tout temps à véhiculer modernisme, liberté, tolérance et démocratie, et de l’autre, une religion, musulmane, vouée dès l’origine au despotisme et à l’obscurantisme ». Pour résumer son point de vue, il écrit que « l’Histoire démontre clairement que l’islam porte en lui d’immenses potentialités de coexistence et d’interaction féconde avec les autres cultures ; mais l’Histoire plus récente montre aussi qu’une régression est possible, et que ces potentialités pourraient rester longtemps encore à l’état de potentialités, justement ».

La religion influence-t-elle le peuple ou est-ce plutôt le peuple qui influence la religion ?

“Il me semble que l’on exagère trop souvent l’influence des religions sur les peuples, tandis qu’on néglige, à l’inverse, l’influence des peuples sur les religions”.

Pour Amin Maalouf, les sociétés produisent les religions dont elles ont besoin, des religions à leur image. En ce qui concerne le christianisme, l’Europe l’a forgé à sa manière : elle lui a lentement imposé les idées républicaines et laïques, la démocratie, l’émancipation des femmes, la contraception… Si le christianisme a commencé par lutter contre toutes ces innovations sociales, il a fini par s’adapter, montrant qu’il était capable de se moderniser.

Ainsi, le peuple a une grande influence sur la religion. Bien que l’islam influence les sociétés musulmanes, il est important d’arriver à voir de quelle manière les sociétés musulmanes déterminent et forment à leur tour cette religion. En s’appuyant encore une fois sur l’histoire du monde arabo-musulman, Amin Maalouf montre que « chaque fois qu’elle s’est sentie en confiance, la société musulmane a su pratiquer l’ouverture » car pour lui, « les sociétés sûres d’elles se reflètent dans une religion confiante, sereine, ouverte ; les sociétés mal assurées se reflètent dans une religion frileuse, bigote, sourcilleuse. ». L’auteur en est convaincu : l’islamisme auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est bien plus le produit de notre époque que celui de l’histoire musulmane. En effet, il reconnait dans les piliers de cette doctrine une influence tiers-mondiste : si les islamistes haïssent l’Occident, c’est certes parce qu’il est chrétien, mais aussi parce qu’il est riche et puissant. Pour illustrer ses propos, Amin Maalouf prend l’exemple de l’Iran et de la révolution islamique de l’ayatollah Khomeiny. Celui-ci promettait d’effacer toute trace de la culture occidentale en Iran et de protéger son peuple contre « le grand Satan ». Cet épisode historique lui rappelle bien plus la révolution culturelle chinoise, au cours de laquelle Mao Zedong dénonçait le « grand tigre de papier » et voulait éradiquer la culture capitaliste, que n’importe quel autre épisode de l’histoire de l’islam. Pour conclure cette démonstration, il écrit qu’il faut cesser de « classer chaque événement se déroulant dans chaque pays musulman sous la rubrique « islam », alors que bien d’autres facteurs entrent en jeu qui expliquent bien mieux ce qui arrive. Vous pourriez lire dix gros volumes sur l’histoire de l’islam depuis ses origines, vous ne comprendriez rien à ce qui se passe en Algérie. Lisez trente pages sur la colonisation et la décolonisation, vous comprendrez beaucoup mieux. »

L’éclosion d’une civilisation planétaire : la civilisation occidentale comme civilisation de référence

Amin Maalouf met en lumière un fait aujourd’hui indiscutable : au cours des derniers siècles, la civilisation occidentale est devenue la civilisation de référence, marginalisant toutes les autres civilisations : la médecine, la philosophie, la science occidentales se sont imposées dans le monde entier. Ce phénomène est sans précédent dans toute l’histoire de l’humanité. L’auteur compare cet événement historique à une fécondation : un seul des nombreux spermatozoïdes qui se dirigent vers l’ovule parvient à le féconder. Pourquoi ce spermatozoïde-là et pas un autre ? Certains diront que c’est parce que c’était le plus sain, le plus puissant, le plus prometteur. Mais nous n’avons aucune preuve de cela. Beaucoup d’autres facteurs rentrent en compte, comme le contexte extérieur, mais aussi le hasard… C’est surtout le fait suivant qu’Amin Maalouf trouve particulièrement intéressant dans cette comparaison : une fois qu’un des spermatozoïdes a fécondé l’ovule, tous les autres sont immédiatement rejetés, écartés. Pourquoi en a-t-il été de même pour les civilisations ? Dès lors que l’Occident a imposé sa civilisation comme référence, les autres ont toutes été marginalisées et se sont mises à décliner. Pour l’auteur, c’est parce que les moyens techniques l’ont permis, ce qui n’était pas le cas avant : « l’humanité était mûre pour l’éclosion d’une civilisation planétaire ; l’œuf était prêt à être fécondé, l’Europe occidentale l’a fécondé. Si bien qu’aujourd’hui, l’Occident est partout. […] Où que l’on vive sur la planète, toute modernisation est désormais occidentalisation.» Cette mutation du monde n’est évidemment pas vécue de la même manière par le monde entier. Si l’Occident s’épanouit parfaitement dans cette réalité, ce n’est pas le cas pour ceux dont la culture a été « défaite » : pour eux, se moderniser revient en partie à s’aliéner, à renier une partie de soi, ce qui induit une crise d’identité profonde. La langue est pour Amin Maalouf un exemple très parlant : lorsqu’un non-occidental parle avec un occidental, c’est toujours dans la langue de ce dernier, presque jamais dans la sienne. Il y a des millions de personnes qui peuvent parler l’anglais, le français ou encore l’espagnol au sud ou à l’est de la Méditerranée. Pourtant, combien de Français, d’Anglais ou d’Espagnols ont jugé qu’il était utile d’apprendre l’arabe ou le turc ?

Récemment, nous sommes face à une nouvelle évolution : la modernisation est pour beaucoup devenue synonyme d’américanisation plus que d’occidentalisation. Cela implique que des occidentaux se trouvent à leur tour face à une crise identitaire :

« Même en Occident, même dans un pays développé à la culture épanouie et universellement respectée, la modernisation devient suspecte dès lors qu’elle est perçue comme le cheval de Troie d’une culture étrangère dominatrice. »

Nous sentons tous comme l’Europe devient chaque jour plus hostile à l’américanisation. Nous devrions donc être en mesure d’imaginer ce qu’ont vécu et ce que vivent encore aujourd’hui les peuples de culture non-occidentale.

Pourquoi l’appartenance religieuse domine-t-elle les autres appartenances aujourd’hui ?

Pour l’auteur, le phénomène est trop complexe pour fournir une explication complète et satisfaisante, mais il a dégagé quatre facteurs qui ont favorisé selon lui l’affirmation et la domination du sentiment d’appartenance religieuse. D’abord, l’effondrement du communisme, qui prônait une société sans Dieu, a réhabilité les croyances ; il a même été présenté comme une revanche des religions, car ces dernières ont été pendant très longtemps un point de ralliement pour ceux luttant contre cette doctrine. Ensuite, si l’Occident est clairement sorti vainqueur face au communisme, son modèle est aujourd’hui un modèle social et économique en crise car il ne parvient pas à résoudre les problèmes de pauvreté, de chômage, de drogue et autres dans ses propres villes. L’essor du religieux s’explique également par l’impasse politique, économique et sociale dans laquelle se trouvent les pays en développement aujourd’hui car elle a entraîné désillusions et frustrations pour les populations. Enfin, la mondialisation, avec l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication, comme il l’avait déjà laissé entendre dans son ouvrage, favorise l’affirmation de l’appartenance religieuse par rapport aux autres appartenances. Ce sont ces facteurs qui incitent les jeunes du monde musulman à s’intéresser et à s’engager dans des mouvements religieux, voire islamistes : « Ils y assouvissent à la fois leur besoin d’identité, leur besoin d’insertion dans un groupe, leur besoin de spiritualité, leur besoin de déchiffrage simple des réalités trop complexes, leur besoin d’action et de révolte. »

Amin Maalouf s’attarde plus longuement sur le facteur déterminant qu’est la mondialisation. Nos nouvelles technologies font qu’aujourd’hui, la propagation des connaissances va bien plus vite que le progrès et la modernisation de toutes les sociétés. Alors, les civilisations actuelles sont vouées à être de moins en moins différentiées. Nous avons le sentiment que notre identité est menacée, ce qui nous pousse à affirmer nos différences, quelles qu’elles soient, sans pour autant nous isoler de tous. La religion répond parfaitement à ce besoin. Pour l’auteur, la montée du religieux est « une tentative de synthèse entre le besoin d’identité et l’exigence d’universalité. ». En effet, les communautés religieuses sont extrêmement larges et apparaissent même comme planétaires, mais elles restent tout de même des communautés, et répondent donc au besoin d’appartenance. Appartenir à une communauté religieuse serait donc « le particularisme le plus global, le plus universel. »

Pour faire face à cette mondialisation qui nous angoisse, au lieu de la renier, nous devons l’orienter afin qu’elle nous fasse tendre vers l’universalité et non l’uniformité.

Nous le sentons en nous et l’observons autour de nous tous les jours : nos mentalités n’étaient clairement pas prêtes pour un tel brassage humain. Nous devons donc adapter nos conceptions et nos représentations. Nous ne pouvons pas faire choisir une personne entre renier son identité pour s’intégrer et revendiquer son identité violemment (aujourd’hui très souvent par son appartenance religieuse), pour essayer de la préserver. Nous en arriverions à un point où nous serons « contraints de choisir entre la négation de soi-même et la négation de l’autre ». Pour éviter cela, nous devons comprendre que si, aujourd’hui, « nous affirmons avec tant de rage nos différences, c’est justement parce que nous sommes de moins en moins différents ». Alors, nous pourrons changer notre conception de l’identité : connaitre, accepter et assumer sans exception toutes les appartenances multiples qui la forment, en accordant une importance particulière et croissante à notre appartenance à la communauté humaine, appartenance que l’on a malheureusement souvent tendance à négliger, voire oublier.

Nous le savons et l’avons assez répété, la mondialisation inquiète. Amin Maalouf explique que la mondialisation est de plus en plus perçue comme une « uniformisation appauvrissante », alors qu’elle est aussi, si ce n’est surtout, « un brassage enrichissant ». Il est convaincu que, si nous l’orientons de la bonne manière (et cela ne tient qu’à nous), la mondialisation devrait permettre à chacun d’entre nous d’accroitre notre sentiment d’appartenance à la communauté humaine. Les moyens de communications nous offrent une ouverture sur le monde bien supérieure à celle que nous avions par le passé : la mondialisation nous connecte et donc nous rapproche d’une certaine manière, que nous le voulions ou non. Une mondialisation bien construite pourrait donc nous faire tendre vers l’universalité, et c’est ce que souhaite l’auteur. Le principe premier de l’universalité est de « considérer qu’il y a des droits inhérents à la dignité de la personne humaine, que nul ne devrait dénier à ses semblables à cause de leur religion, de leur couleur, de leur nationalité, de leur sexe, ou pour tout autre raison. » Dans la théorie, l’universalité est une réalité depuis longtemps ; dans la pratique, il en est autrement. Les droits fondamentaux inclus dans l’esprit d’universalité priment sur tout : sur les traditions, les sentiments d’appartenance, l’identité personnelle… Ainsi, pour Amin Maalouf, bien que la mondialisation risque de nous imposer une uniformité croissante, contre laquelle il faut lutter, c’est aussi une chance que l’humanité doit saisir pour faire valoir les droits et les valeurs communs à tous les hommes :

« Il faut tendre vers l’universalité, et même, s’il le faut, vers l’uniformité, car l’humanité, tout en étant multiple, est d’abord une. »

Pour commencer à changer sa conception de l’identité et son rapport à l’autre, chacun d’entre nous peut faire son « examen d’identité » 

Amin Maalouf préconise, dès les premières pages de son ouvrage, de faire un « examen d’identité ». Cette expérience ne consiste pas à chercher en soi son identité profonde ou l’appartenance qui dominerait toutes les autres. En fait, l’auteur nous invite à faire exactement l’inverse de cela : se renseigner sur ses héritages, fouiller dans ses souvenirs, consulter son entourage, observer son environnement et faire un exercice d’introspection pour trouver le plus grand nombre d’appartenances qui composent notre identité. Faire son « examen d’identité » répond simultanément à deux besoins fondamentaux qui peuvent pourtant sembler contradictoires : le besoin d’appartenance à une ou plusieurs communautés et le besoin de se sentir unique, d’exprimer sa particularité. « Chacune de mes appartenances me relie à un grand nombre de personnes ; cependant, plus les appartenances que je prends en compte sont nombreuses, plus mon identité s’avère spécifique ». Amin Maalouf choisit son histoire personnelle pour donner un exemple complet d’ « examen d’identité ». Il écrit notamment qu’il appartient à une famille à la fois arabe et chrétienne : il est donc chrétien – comme les deux milliards de chrétiens dans le monde, et a pour langue maternelle l’arabe – comme plus un milliard d’autres individus. Pourtant, son cas représente une très petite minorité. Il conclut son analyse concernant ces deux appartenances paradoxales en écrivant : « ainsi, en considérant séparément les deux éléments de mon identité, je me sens proche, soit par la langue soit par la religion, d’une bonne moitié de l’humanité ; en prenant ces deux mêmes critères simultanément, je me retrouve confronté à ma spécificité ». Pour l’auteur, cet exercice permet d’éradiquer la vision binaire du monde que beaucoup d’entre nous partageons, le plus souvent sans le vouloir : l’idée est d’arrêter de concevoir le monde comme s’il y avait « nous » d’un côté, et « eux » de l’autre. C’est dans ce but là qu’il nous encourage à identifier tous les paradoxes qui forgent notre identité. Ce sont les individus qui ont des appartenances contradictoires en eux et qui parviennent à les identifier et les assumer qui peuvent prétendre à devenir des médiateurs, des « relais » entre les communautés. Amin Maalouf les appelle les « frontaliers ». Si nous parvenons à changer notre conception de l’identité, nous pouvons tous aspirer à devenir des « frontaliers » entre certaines des communautés opposées auxquelles nous appartenons.

Finalement, ce que souhaite l’auteur souhaite par-dessus tout, c’est…

« que personne ne se sente exclu de la civilisation commune qui est en train de naître, que chacun puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre, que chacun, là encore, puisse s’identifier ne serait-ce qu’un peu à ce qu’il voit émerger dans le monde qui l’entoure, au lieu de chercher refuge dans un passé idéalisé. Parallèlement, chacun devrait pouvoir inclure, dans ce qu’il estime être son identité, une composante nouvelle, appelé à prendre de plus en plus d’importance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire : le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine. »


Sources :

Les identités meurtrières, Amin Maalouf, 1998.

http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-amin-maalouf

http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/amin-maalouf?fauteuil=29&election=23-06-2011

https://www.la-croix.com/Culture/Amin-Maalouf-Levantin-desoriente-2019-04-20-1201016941

http://corsoerica.blogspot.com/2012/01/la-diversite-culturelle.html (image)

https://www.liberation.fr/evenements-libe/2019/05/18/amin-maalouf-l-unite-dans-la-diversite_1727960 (image)

Laisser un commentaire