
Un secteur aux abois ou la précarisation de la culture
Je vais tout d’abord me pencher sur la situation de ceux qui font la culture, qui se mobilisent chaque jour pour la faire vivre. La majorité d’entre eux s’est engagée sur cette voie par vocation et s’avère relativement mal payée. Car pour combien de comédiens sur les planches ou devant la caméra, de réalisateurs derrière, d’auteurs sur un plateau télé, y a-t-il d’actifs qui ont du mal à joindre les deux bouts ? Les acteurs de la culture n’ont pas choisi leur métier par amour des paillettes, mais pour donner du sens à leur existence et aussi à la nôtre. Partant, qualifier cette branche économique toute entière d’ “inessentielle” est aussi déplacé qu’hypocrite puisque nous en profitons au quotidien. Aussi, mettre en pause la culture, cela dépasse – et de loin – le fait de dire que l’on pourra lire sur des liseuses électroniques ou que des centaines de films sont disponibles sur des plateformes en streaming. Dans l’absolu, ce n’est pas faux, mais la vraie question ne devrait-elle pas être : est-ce bien pertinent ? Mettre la culture en pause, donc, c’est précariser des centaines de milliers de personnes, qui travaillent dans un secteur déjà extrêmement concurrentiel. A la détresse des étudiants, des restaurateurs et des autres vient s’ajouter celle de tous ceux qui œuvrent pour la culture. Bénéficiant de statuts juridiques très divers, les agents culturels sont aidés par le gouvernement et sans ce coup de pouce beaucoup seraient déjà tombés dans une détresse financière et psychologique. S’il faut saluer cette initiative, il n’empêche que la mise en place d’une année blanche pour prolonger les droits des intermittents du spectacle s’avère largement insuffisante : la situation actuelle décale les programmes de représentations des compagnies de parfois plusieurs années. Beaucoup de comédiens, de musiciens, etc, savent que leur activité ne reprendra pas réellement en 2021. Or, chez les intermittents – comme partout ailleurs – il faut travailler avant de pouvoir toucher des aides de l’Etat – et où effectuer ses 507 heures réglementaires quand les cinémas, les théâtres sont fermés, quand les prix sont annulés et que salons et défilés sont une nouvelle fois reportés ou organisés sans public ? La situation actuelle conduit à une multiplication des dépressions mais aussi à des risques, de plus en plus nombreux, de faillites irréversibles. A cela s’ajoute la situation des jeunes talents qui commençaient à se lancer et dont la carrière risque de s’achever aussi rapidement qu’elle a débuté. Des humoristes tout juste arrivés sur le marché de la vanne ont de bonnes chances de ne pas rigoler longtemps ; des musiciens qui sortaient leur album ont dû subir la fermeture des commerces non-essentiels – on retiendra le cas de Vianney qui a eu la malchance de sortir son album le premier jour du reconfinement… Les ventes en ligne ont beau augmenter considérablement, elles n’ont pas été capables de totalement compenser la fermeture des magasins durant cette crise. Les artistes comme les organismes culturels voient leur trésorerie fondre comme neige au soleil, et l’incertitude quant à la réouverture rend ce phénomène d’autant plus inquiétant. Plus encore, les actifs du monde de la culture ne peuvent pas compter sur l’afflux régulier de leurs droits d’auteurs : la SACEM a souligné que, du fait d’un décalage des paiements des droits d’auteurs, les revenus des compositeurs et des musiciens avaient énormément diminué. Elle estime que 200 millions de droits d’auteurs ont été sacrifiés pour l’année prochaine.Quand l’argument économique ne tient plus
Ne croyez pas que je ne vous vois pas venir : certains d’entre vous m’affirmeront :” Certes, la situation est horrible, certes, les acteurs culturels sont déprimés, certes, ils sont mis en difficulté financièrement, mais bon, quand même il ne s’agit pas d’un secteur essentiel essentiel. On peut vivre quelques temps sans la culture, ça rouvrira quand tout sera fini !”. Alors vous, peut-être, mais les acteurs de la culture et (ô surprise que voici) le PIB français beaucoup moins ! Je vous propose donc un petit récapitulatif de chiffres, tous ceux qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe, sans les mettre en bouquet, car moi aussi, comme un certain gascon, j’étouffe, sans la culture. Et j’espère que vous verrez qu’eh bien si, il y a aussi des arguments économiques pour rouvrir les vannes de la culture. Tout d’abord, la culture, ce sont 300 000 actifs dans le seul secteur de l’audiovisuel. Alors que la France compte environ 2,7 millions de chômeurs, autant dire que le secteur de la culture pèse lourd sur le marché de l’emploi. Ensuite, il faut souligner que la culture, ce sont aussi des revenus de 122 milliards d’euros, c’est-à-dire 6% du PIB français… soit ce que rapporte aussi la filière du BTP en France. Pourtant, personne ne songerait à dire que le BTP est secondaire ou inessentiel… Si ? Certains objecteront qu’il est plus urgent d’avoir un toit sur la tête qu’un spectacle sous le nez. Ce en quoi ils n’auront pas tort, mais essayons de voir plus loin… Si les faillites s’enchainent dans le monde de la culture, que les théâtres ou les cinémas ferment, que restera-t-il du potentiel économique représenté par le monde de la culture une fois la crise passée ? Pour citer le site du Ministère de l’Economie et des Finances, “La France est le pays le plus visité au monde, avec plus de 89 millions d’arrivées de touristes internationaux en 2018. Elle se situe au 3ème rang mondial en terme de recettes, derrière l’Espagne et les Etats-Unis (55,5 milliards d’euros en 2018). La consommation touristique intérieure atteint 7,4 % du PIB français en 2018.”. Or, permettons-nous de le rappeler, ce sont aussi les joyaux culturels de la France qui attirent les touristes étrangers, pas seulement notre gastronomie, nos vins, nos paysages ou le soleil cuisant de la Côte d’Azur en été. Un effondrement (même relatif) du monde de la culture serait donc lourd de conséquences à la fois nationalement mais aussi en termes de rayonnement à l’international.Le sentiment d’injustice face aux incohérences du gouvernement : l’inévitable soulèvement ?

L’a-culture dans la cité : quelles conséquences pour cette absence de catharsis ?
Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. Albert Camus.
Après avoir abordé les conséquences économiques, sociales, et dans une certaine mesure, psychologiques du confinement de la culture dans une France où les commerces et les gens tendent à se déconfiner, je souhaiterais maintenant me pencher sur une signification un peu plus profonde de cette situation. Ce que cette dernière dit de notre humanité, de notre rapport à l’autre. Ce que la mise en pause du spectacle vivant provoque – ou ne provoque plus, et c’est bien là tout le problème, – chez nous. Avec les théâtres et les cinémas à l’arrêt, la fiction, qui a permis à beaucoup de lutter contre l’angoisse et le désœuvrement durant les confinements successifs, en prend un coup. Je me permets de rappeler l’une des utilités de la fiction, pour ceux qui n’aurait jamais eu le temps d’y réfléchir ou qui auraient besoin d’une petite mise au point. Vous avez certainement entendu parler de processus d’identification des lecteurs ou des spectateurs au destin des personnages. En se mettant à la place du personnage, l’homme se pense, d’une certaine manière, comme étant un autre “moi” et ce transfert lui permet de porter un nouveau regard sur sa situation réelle. Comme le soulignait Antoine Compagnon dans sa leçon inaugurale au Collège de France, “la catharsis elle-même, purification ou épuration des passions par la représentation, a pour résultat une amélioration de la vie à la fois privée et publique. La littérature (…) détient un pouvoir moral.” Ce pouvoir est, je pense, extensible à d’autres formes d’art, comme le cinéma, le théâtre, ou encore la musique. Ainsi, si l’on empêche les citoyens de se rendre dans des lieux de culture, le progrès par la fiction se voit fortement amaigri et par là tout le bien-être d’une société. La fiction permet certes de s’évader – chose ô combien agréable et nécessaire (par les temps qui courent, oserais-je encore dire essentiel ?) en ce moment – mais aussi de repenser le monde d’une façon qui nous pousse à mieux supporter la réalité. D’une certaine manière, le monde de la culture pourrait être considéré comme une mission de santé publique. C’est d’autant plus le cas que les sorties prévues pour des jeunes en difficulté, des personnes précaires ou marginalisées, sont annulées alors même qu’il s’agissait pour beaucoup d’entre eux de l’une de leurs seules sources de divertissement et d’ouverture sur l’extérieur et sur la société. Refuser de rouvrir les lieux de culture, ce n’est pas seulement fermer un théâtre, un cinéma ou un musée, c’est aussi boucher les horizons de milliers de personnes qui n’ont parfois plus que cette voie là pour panser et penser leur relation à l’altérité et au monde. En fermant les lieux de culture, on empêche aussi un peu les gens de penser. Il ne s’agit pas nécessairement ici d’une aliénation politique -même si Lionel Jospin affirmait que “La culture est l’âme de la démocratie” -, mais peut-être plus d’une aliénation vis-à-vis de soi-même : quand la culture est confinée, il devient difficile d’exiger de soi d’aller s’ouvrir à la fiction, au Beau, à l’inattendu. On devient alors incapable de porter un regard éclairé sur le monde dans lequel on vit, sur la société dans laquelle on évolue, sur la cité que l’on participe à construire et à faire vivre. Toutes les formes de culture, quelles qu’elles soient, contribuent à la liberté mais aussi à la responsabilité de l’individu. D’une certaine manière, lorsque le gouvernement refuse d’ouvrir les lieux de culture en laissant les lieux de culte ouverts, c’est comme s’il refusait à ceux qui croient en l’Art et en l’Homme avant tout la possibilité d’exercer leur propre religion. Vivre sans culture, ce n’est pas exister, et peut-être serait-il temps d’en prendre enfin conscience avant que ce malaise dans la culture ne devienne un mal-être généralisé et persistant. Je voudrais achever cet article en remerciant tous les artistes, comédiens, réalisateurs, chanteurs, humoristes qui ont su s’adapter en dépit de la crise, tirer au mieux parti de ses contraintes pour que nous continuions de sentir, de ressentir et de vibrer grâce à leurs œuvres. Ces petites pépites du quotidien viennent sans aucun doute éclairer d’un nouveau jour cette période anxiogène, mortifère et délétère. Merci. Et nous avons hâte de vous retrouver. En présenciel.Mérédith
Sources : https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/12/23/le-conseil-d-etat-valide-la-fermeture-des-cinemas-et-theatres-au-vu-du-contexte-sanitaire_6064338_3246.html https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/12/11/la-fermeture-prolongee-des-lieux-culturels-inequitable-et-inquietante_6063104_3246.html https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/paris/grand-paris/perplexite-du-monde-culture-suite-aux-propos-gabriel-attal-fermeture-prolongee-cinemas-theatres-1910724.html https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/paris/grand-paris/enseignes-allumees-manifestations-monde-culture-colere-1905848.html https://www.franceinter.fr/emissions/interception/interception-20-decembre-2020 https://www.francetvinfo.fr/culture/ca-va-etre-complique-de-survivre-sur-la-duree-une-animatrice-culturelle-une-directrice-de-compagnie-de-theatre-et-une-realisatrice-crient-leur-colere_4220925.html https://www.franceculture.fr/emissions/affaire-en-cours/affaires-en-cours-du-jeudi-17-decembre-2020 https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Developpement-culturel/Le-developpement-culturel-en-France/Culture-et-Solidarite/Objectifs-specifiques-des-Associations-nationales-de-solidarite-dans-le-cadre-des-Conventions-pluri-annuelles-d-objectifs-2016-2018/Federation-nationale-des-associations-d-accueil-et-de-reinsertion-sociale-FNARS https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/11/10/taux-de-chomage-a-9-forte-hausse-au-troisieme-trimestre_6059189_3234.html https://www.economie.gouv.fr/cedef/statistiques-officielles-tourisme https://www.lepoint.fr/culture/le-monde-de-culture-saisit-le-conseil-d-etat-20-12-2020-2406575_3.php#