Vous l’aurez sans doute remarqué si vous vous êtes un peu baladé dernièrement – avant que l’horloge ne sonne les six heures, bien entendu : tous les lieux de culture sont encore fermés. Théâtres et cinémas n’ont pas rouvert leurs portes depuis le dernier confinement, à l’instar des musées. Cette situation n’est pas sans soulever une vague d’indignation dans une partie de la population française, entre spectateurs, visiteurs et acteurs du monde de la culture. J’ai décidé de me pencher aujourd’hui sur les conséquences de ces fermetures, pour les premiers comme pour les seconds. Car cette époque morose et mortifère se charge en plus d’un paradoxe épineux : alors que la culture est tout ce qu’il reste à beaucoup pour se maintenir à flots, l’accès au spectacle vivant ou non et au lien social qui l’accompagne n’a jamais été aussi compliqué.
Un secteur aux abois ou la précarisation de la culture
Je vais tout d’abord me pencher sur la situation de ceux qui font la culture, qui se mobilisent chaque jour pour la faire vivre. La majorité d’entre eux s’est engagée sur cette voie par vocation et s’avère relativement mal payée. Car pour combien de comédiens sur les planches ou devant la caméra, de réalisateurs derrière, d’auteurs sur un plateau télé, y a-t-il d’actifs qui ont du mal à joindre les deux bouts ? Les acteurs de la culture n’ont pas choisi leur métier par amour des paillettes, mais pour donner du sens à leur existence et aussi à la nôtre. Partant, qualifier cette branche économique toute entière d’ “inessentielle” est aussi déplacé qu’hypocrite puisque nous en profitons au quotidien.
Aussi, mettre en pause la culture, cela dépasse – et de loin – le fait de dire que l’on pourra lire sur des liseuses électroniques ou que des centaines de films sont disponibles sur des plateformes en streaming. Dans l’absolu, ce n’est pas faux, mais la vraie question ne devrait-elle pas être : est-ce bien pertinent ? Mettre la culture en pause, donc, c’est précariser des centaines de milliers de personnes, qui travaillent dans un secteur déjà extrêmement concurrentiel. A la détresse des étudiants, des restaurateurs et des autres vient s’ajouter celle de tous ceux qui œuvrent pour la culture. Bénéficiant de statuts juridiques très divers, les agents culturels sont aidés par le gouvernement et sans ce coup de pouce beaucoup seraient déjà tombés dans une détresse financière et psychologique. S’il faut saluer cette initiative, il n’empêche que la mise en place d’une année blanche pour prolonger les droits des intermittents du spectacle s’avère largement insuffisante : la situation actuelle décale les programmes de représentations des compagnies de parfois plusieurs années. Beaucoup de comédiens, de musiciens, etc, savent que leur activité ne reprendra pas réellement en 2021. Or, chez les intermittents – comme partout ailleurs – il faut travailler avant de pouvoir toucher des aides de l’Etat – et où effectuer ses 507 heures réglementaires quand les cinémas, les théâtres sont fermés, quand les prix sont annulés et que salons et défilés sont une nouvelle fois reportés ou organisés sans public ? La situation actuelle conduit à une multiplication des dépressions mais aussi à des risques, de plus en plus nombreux, de faillites irréversibles.
A cela s’ajoute la situation des jeunes talents qui commençaient à se lancer et dont la carrière risque de s’achever aussi rapidement qu’elle a débuté. Des humoristes tout juste arrivés sur le marché de la vanne ont de bonnes chances de ne pas rigoler longtemps ; des musiciens qui sortaient leur album ont dû subir la fermeture des commerces non-essentiels – on retiendra le cas de Vianney qui a eu la malchance de sortir son album le premier jour du reconfinement… Les ventes en ligne ont beau augmenter considérablement, elles n’ont pas été capables de totalement compenser la fermeture des magasins durant cette crise. Les artistes comme les organismes culturels voient leur trésorerie fondre comme neige au soleil, et l’incertitude quant à la réouverture rend ce phénomène d’autant plus inquiétant. Plus encore, les actifs du monde de la culture ne peuvent pas compter sur l’afflux régulier de leurs droits d’auteurs : la SACEM a souligné que, du fait d’un décalage des paiements des droits d’auteurs, les revenus des compositeurs et des musiciens avaient énormément diminué. Elle estime que 200 millions de droits d’auteurs ont été sacrifiés pour l’année prochaine.
Quand l’argument économique ne tient plus
Ne croyez pas que je ne vous vois pas venir : certains d’entre vous m’affirmeront :” Certes, la situation est horrible, certes, les acteurs culturels sont déprimés, certes, ils sont mis en difficulté financièrement, mais bon, quand même il ne s’agit pas d’un secteur essentiel essentiel. On peut vivre quelques temps sans la culture, ça rouvrira quand tout sera fini !”. Alors vous, peut-être, mais les acteurs de la culture et (ô surprise que voici) le PIB français beaucoup moins !
Je vous propose donc un petit récapitulatif de chiffres, tous ceux qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe, sans les mettre en bouquet, car moi aussi, comme un certain gascon, j’étouffe, sans la culture. Et j’espère que vous verrez qu’eh bien si, il y a aussi des arguments économiques pour rouvrir les vannes de la culture.
Tout d’abord, la culture, ce sont 300 000 actifs dans le seul secteur de l’audiovisuel. Alors que la France compte environ 2,7 millions de chômeurs, autant dire que le secteur de la culture pèse lourd sur le marché de l’emploi. Ensuite, il faut souligner que la culture, ce sont aussi des revenus de 122 milliards d’euros, c’est-à-dire 6% du PIB français… soit ce que rapporte aussi la filière du BTP en France. Pourtant, personne ne songerait à dire que le BTP est secondaire ou inessentiel… Si ?
Certains objecteront qu’il est plus urgent d’avoir un toit sur la tête qu’un spectacle sous le nez. Ce en quoi ils n’auront pas tort, mais essayons de voir plus loin… Si les faillites s’enchainent dans le monde de la culture, que les théâtres ou les cinémas ferment, que restera-t-il du potentiel économique représenté par le monde de la culture une fois la crise passée ? Pour citer le site du Ministère de l’Economie et des Finances, “La France est le pays le plus visité au monde, avec plus de 89 millions d’arrivées de touristes internationaux en 2018. Elle se situe au 3ème rang mondial en terme de recettes, derrière l’Espagne et les Etats-Unis (55,5 milliards d’euros en 2018). La consommation touristique intérieure atteint 7,4 % du PIB français en 2018.”. Or, permettons-nous de le rappeler, ce sont aussi les joyaux culturels de la France qui attirent les touristes étrangers, pas seulement notre gastronomie, nos vins, nos paysages ou le soleil cuisant de la Côte d’Azur en été. Un effondrement (même relatif) du monde de la culture serait donc lourd de conséquences à la fois nationalement mais aussi en termes de rayonnement à l’international.
Le sentiment d’injustice face aux incohérences du gouvernement : l’inévitable soulèvement ?
En cette période riche en troubles de toutes sortes, il est possible que vous soyez passé à côté des manifestations du monde de la culture. Aux prises de parole publiques de certains grands noms de la culture viennent s’ajouter les défilés d’une partie des acteurs culturels, ainsi que le dépôt de plusieurs recours juridiques auprès du Conseil d’Etat pour contester la décision gouvernementale de maintenir les lieux de culture fermés.
A un moment où beaucoup de commerces jugés “non-essentiels” ont pu rouvrir, et où les lieux de culte accueillent de nouveau leurs fidèles, ce refus provoque une incompréhension générale. Que l’on encourage les gens à aller dans les magasins avant les fêtes de Noël ou durant les soldes pour relancer la consommation et, partant, l’économie, parait absurde à une période où l’on veut absolument éviter tout attroupement de masse. Dans le même registre, la frustration suscitée par la réouverture du Puy du Fou cet été à plus de 50% de sa capacité d’accueil alors qu’au même moment de nombreux lieux de culture restaient fermés aura laissé des traces. De même, Roselyne Bachelot a dernièrement objecté à la réouverture des lieux de culture que cela déverserait 40 000 personnes dans les transports en commun. Beaucoup ont eu envie de lui répondre : mais n’y sont-elles pas déjà ? Quiconque aura pris n’importe quelle ligne de métro ou de RER ces derniers jours aura vu que le temps où l’on avait une place assise aux heures de pointe est bel et bien révolu. Les gens ont repris leurs déplacements, et bien que le télétravail permette une diminution de nos migrations pendulaires, les transports en commun sont redevenus des lieux de rencontre – et de contamination – quotidiens pour tout un chacun.
Il ne s’agit là que d’une fraction minime de la longue liste d’incohérences qu’a présentées le gouvernement ces derniers mois. Certes,en des temps aussi troublés, où nous devons faire face à des problématiques très complexes, certaines de ces incohérences sont inévitables. Il n’empêche qu’un effet de saturation face aux changements d’avis et aux atermoiements du gouvernement Castex est en train de se propager à la vitesse grand V. Le secteur de la culture s’est ainsi mobilisé par la voie juridique, ce qui est rendu d’autant plus remarquable par le fait que la grande diversité des statuts des acteurs de la culture rend habituellement les recours collectifs compliqués. Une tribune, (dont voici le lien https://www.francetvinfo.fr/culture/tribune-nous-avons-besoin-de-vous-artistes-et-professionnels-du-monde-du-spectacle-demandent-la-reouverture-de-tous-les-lieux-culturels_4227211.html ) a récemment été publiée sur le site de Franceinfo. Signée par plus de 350 personnalités, elle aide à définir la singularité d’un secteur qui, pardonnez mon audace, est essentiel : “Si la Culture est si singulière, c’est qu’en plus de la vivacité de son économie, elle apporte ce qu’aucun autre domaine ne peut apporter à chacune et chacun. Elle répond à l’irrépressible besoin de rêver, d’être ému, de danser, d’écouter des histoires qui transportent et qui permettent de comprendre le monde qui nous entoure, de le supporter quand il devient trop fou, trop violent, trop dur.” Les signataires soulignent une nouvelle fois que les salles de théâtre et de cinéma ont toutes établi des protocoles sanitaires très stricts pour pouvoir rester ouvertes, et qu’en dépit de ces initiatives, elles sont encore fermées.
Tout autant que ses incohérences , le sentiment que le gouvernment ne maitrise pas le “dossier culture” agace : beaucoup d’acteurs de la culture ont le sentiment qu’il n’a pas conscience des impératifs des producteurs et des artistes, du fait qu’il faut quinze jours environ pour remettre en marche la machine culturelle avant qu’elle soit de nouveau ouverte au public. D’une certaine manière, ce peu de prise en considération est dans la lignée des décisions prises ces dernières années de trancher vif dans les aides au nom des restrictions budgétaires. J’ai pu avoir un entretien avec un intermittent du spectacle, Julien, la quarantaine, qui travaille dans la constitution de décors depuis maintenant de longues années. Son regard sur la situation s’est avéré assez éclairant, et sur pas mal de points:
“-D’un point de vue purement sanitaire, je ne comprends pas, et on est nombreux à ne pas comprendre. Surtout qu’on peut prendre le métro. (…) Est-ce que la covid sert à enterrer encore plus vite ce que l’Etat considère comme non-rentable ou pas important ? C’est une possibilité. Ce qui est sûr c’est qu’on a l’impression d’être un peu les sacrifiés de la situation, avec les restaurateurs.
–L’année blanche, avec la prolongation des droits des intermittents, ne vous parait pas suffisante ?
-C’est surtout que ce n’est pas une solution. Nous, on n’est pas là pour attendre que ça se passe. On a tous un métier et on est quand même très content de le faire. Il y a beaucoup de gens pour qui il s’agit de métiers passion. Ce sont des gens pour qui c’est intrinsèque à leur existence de jouer, faire des concerts, monter des pièces de théâtre. C’est des gens qui vivent pour ça. (…) Nous, nous sommes renvoyés à la totale non-essentialité, c’est-à-dire que la distraction n’est pas essentielle. Aller au théâtre, ce n’est pas essentiel à ta survie, mais la distraction reste nécessaire. La nécessité de la distraction est évidente. D’ailleurs, tout le monde s’ennuie.
-Donc vous avez un peu un sentiment de déclassement ? Personnellement, mais aussi les personnes dans votre entourage professionnel ?
–C’est-à-dire que cela va servir à filtrer ce qui est considéré comme vraiment pas rentable. Parce que finalement la télé continue de fonctionner, tu as encore le droit de passer ta journée devant. Mais est-ce que la culture a velléité à être rentable ou pas ? (…) C’est ça, la culture, c’est qu’il y en ait un peu pour tous les goûts. Il reste toujours un petit public, même pour les pièces les plus confidentielles. C’est dommage de n’aider que les grosses structures, comme si l’on n’acceptait que le gros blockbuster. Les petites activités culturelles, cela fait aussi vivre beaucoup de gens. Je ne sais pas s’ils sont rentrés dans une optique de pure rentabilité, mais une chose est sûre, c’est que cela va laisser beaucoup de monde sur le carreau.”
Ce témoignage souligne particulièrement le fait que ce manque de volonté pour soutenir la culture se révèle être dans la droite ligne de la réduction des budgets depuis 2008. En parallèle, les plans de relance de toutes sortes pour les industries et les autres types d’économie rendent d’autant plus criante cette absence de soutien. Il ne serait donc pas étonnant que les acteurs du monde de la culture continuent sur leur lancée de protestation et que les prises de positions et les manifestations en viennent à se multiplier.
L’a-culture dans la cité : quelles conséquences pour cette absence de catharsis ?
Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. Albert Camus.
Après avoir abordé les conséquences économiques, sociales, et dans une certaine mesure, psychologiques du confinement de la culture dans une France où les commerces et les gens tendent à se déconfiner, je souhaiterais maintenant me pencher sur une signification un peu plus profonde de cette situation. Ce que cette dernière dit de notre humanité, de notre rapport à l’autre. Ce que la mise en pause du spectacle vivant provoque – ou ne provoque plus, et c’est bien là tout le problème, – chez nous.
Avec les théâtres et les cinémas à l’arrêt, la fiction, qui a permis à beaucoup de lutter contre l’angoisse et le désœuvrement durant les confinements successifs, en prend un coup. Je me permets de rappeler l’une des utilités de la fiction, pour ceux qui n’aurait jamais eu le temps d’y réfléchir ou qui auraient besoin d’une petite mise au point. Vous avez certainement entendu parler de processus d’identification des lecteurs ou des spectateurs au destin des personnages. En se mettant à la place du personnage, l’homme se pense, d’une certaine manière, comme étant un autre “moi” et ce transfert lui permet de porter un nouveau regard sur sa situation réelle. Comme le soulignait Antoine Compagnon dans sa leçon inaugurale au Collège de France, “la catharsis elle-même, purification ou épuration des passions par la représentation, a pour résultat une amélioration de la vie à la fois privée et publique. La littérature (…) détient un pouvoir moral.” Ce pouvoir est, je pense, extensible à d’autres formes d’art, comme le cinéma, le théâtre, ou encore la musique. Ainsi, si l’on empêche les citoyens de se rendre dans des lieux de culture, le progrès par la fiction se voit fortement amaigri et par là tout le bien-être d’une société. La fiction permet certes de s’évader – chose ô combien agréable et nécessaire (par les temps qui courent, oserais-je encore dire essentiel ?) en ce moment – mais aussi de repenser le monde d’une façon qui nous pousse à mieux supporter la réalité. D’une certaine manière, le monde de la culture pourrait être considéré comme une mission de santé publique. C’est d’autant plus le cas que les sorties prévues pour des jeunes en difficulté, des personnes précaires ou marginalisées, sont annulées alors même qu’il s’agissait pour beaucoup d’entre eux de l’une de leurs seules sources de divertissement et d’ouverture sur l’extérieur et sur la société. Refuser de rouvrir les lieux de culture, ce n’est pas seulement fermer un théâtre, un cinéma ou un musée, c’est aussi boucher les horizons de milliers de personnes qui n’ont parfois plus que cette voie là pour panser et penser leur relation à l’altérité et au monde.
En fermant les lieux de culture, on empêche aussi un peu les gens de penser. Il ne s’agit pas nécessairement ici d’une aliénation politique -même si Lionel Jospin affirmait que “La culture est l’âme de la démocratie” -, mais peut-être plus d’une aliénation vis-à-vis de soi-même : quand la culture est confinée, il devient difficile d’exiger de soi d’aller s’ouvrir à la fiction, au Beau, à l’inattendu. On devient alors incapable de porter un regard éclairé sur le monde dans lequel on vit, sur la société dans laquelle on évolue, sur la cité que l’on participe à construire et à faire vivre. Toutes les formes de culture, quelles qu’elles soient, contribuent à la liberté mais aussi à la responsabilité de l’individu. D’une certaine manière, lorsque le gouvernement refuse d’ouvrir les lieux de culture en laissant les lieux de culte ouverts, c’est comme s’il refusait à ceux qui croient en l’Art et en l’Homme avant tout la possibilité d’exercer leur propre religion. Vivre sans culture, ce n’est pas exister, et peut-être serait-il temps d’en prendre enfin conscience avant que ce malaise dans la culture ne devienne un mal-être généralisé et persistant.
Je voudrais achever cet article en remerciant tous les artistes, comédiens, réalisateurs, chanteurs, humoristes qui ont su s’adapter en dépit de la crise, tirer au mieux parti de ses contraintes pour que nous continuions de sentir, de ressentir et de vibrer grâce à leurs œuvres. Ces petites pépites du quotidien viennent sans aucun doute éclairer d’un nouveau jour cette période anxiogène, mortifère et délétère. Merci. Et nous avons hâte de vous retrouver. En présenciel.
Mérédith
Sources :
https://www.franceinter.fr/emissions/interception/interception-20-decembre-2020
https://www.franceculture.fr/emissions/affaire-en-cours/affaires-en-cours-du-jeudi-17-decembre-2020
https://www.economie.gouv.fr/cedef/statistiques-officielles-tourisme