I. Rappel de définitions
- Qu’est ce que la précarité menstruelle ?
Le gouvernement français a annoncé récemment la mise en place de distributeurs de protections hygiéniques gratuites pour toutes les étudiantes et étudiants concernés, visant à lutter ainsi contre la précarité grandissante dont les jeunes sont les premières victimes.
En 1987, un rapport rédigé au nom du CESE (Conseil Economique, Social et Environnemental) définit la précarité comme : “[…] l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux.” Et le rapport de continuer ainsi : “elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de ré-assumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible.”
Il s’agit donc bien d’une question de dignité humaine, c’est-à-dire de reconnaître à toutes les personnes des droits inaliénables, notamment de santé, garantissant une inclusion de ces personnes dans la société. A l’inverse, la précarité non seulement écarte et exclut ses victimes mais aussi les empêche de jouir pleinement de leurs vies et de leurs droits, de l’éducation à la pratique d’une activité professionnelle en passant par toutes les questions d’accès à des cercles sociaux et à la culture.
La précarité menstruelle est donc définie comme la difficulté ou le manque d’accès des personnes réglées aux protections hygiéniques par pauvreté. Le prix élevé des protections hygiéniques en est le premier responsable, mais plus généralement les personnes précaires n’ont pas les moyens de contracter ces dépenses supplémentaires, aussi faibles soient-elles. Les principales conséquences en sont l’exclusion des personnes réglées, à commencer par un fort taux d’absentéisme scolaire pour les plus jeunes, traduit parfois en décrochage scolaire, mais aussi une mise à l’écart de toute vie en groupe ou en extérieur, hors de chez soi.
La question de la précarité menstruelle est donc au cœur d’enjeux sociaux très importants.
- Petit rappel : la précarité étudiante
Les médias ont largement relayé l’immolation à vif d’un étudiant à l’hiver dernier. Cet événement à haut potentiel sensationnel a en effet provoqué une vague d’émotions, malheureusement vite oubliée ensuite. Un petit point sur la réalité de la situation étudiante et des conditions économiques, sociales et psychologiques de cette année s’impose.
Avant mars 2020, il semble utile de rappeler que la situation était déjà inquiétante, même si les plans d’aide semblaient annoncer une amélioration, rapidement compensée et dépassée par le premier confinement.
Avec la crise du covid, la précarité étudiante a pris une ampleur considérable. La FAGE (fédération des associations générales étudiantes) tire la sonnette d’alarme en insistant sur trois points très critiques : la santé, le logement et l’alimentation. La pandémie de Covid-19 a notamment provoqué l’annulation de nombreux jobs étudiants. Durant le confinement, près de 6 étudiants sur 10 ont arrêté, réduit ou changé leur activité rémunérée. Pour ceux dont celle-ci a été interrompue, la perte de revenu est estimée en moyenne à 274 euros par mois. Et il ne faut pas oublier qu’à la précarité économique, s’ajoute une précarité relationnelle et affective particulièrement forte lors de cette pandémie.
Le gouvernement a également mis en place des aides dédiées aux étudiantes. La précarité touche en effet plus sévèrement les femmes : 40% des étudiantes sont boursières, contre 34% des étudiants, et elles sont plus durement impactées par la hausse du coût de la vie. Selon l’étude OVE, 40% de femmes et 31% d’hommes parmi les étudiants ont arrêté leur activité rémunérée pendant le confinement.
Pour en savoir plus, nous vous conseillons cet article.
- La précarité en France, une notion au féminin ?
La question se pose en effet d’une précarité spécifiquement féminine. Un facteur emblématique en est l’écart des salaires entre hommes et femmes à poste et à compétences égales, d’environ 9,3% en moyenne. De plus, le parcours professionnel des femmes est aujourd’hui limité, les inégalités de temps de travail expliquant 40% des écarts de salaires entre hommes et femmes. La maternité ainsi que l’attente de l’implication de la mère dans l’éducation de l’enfant a une forte incidence sur ces inégalités de temps de travail, et explique en partie le fait que quatre fois plus de femmes que d’hommes travaillent à temps partiel.
Cette vulnérabilité genrée a longtemps été occultée par le modèle traditionnel du couple (homme-femme-mariés). En effet, le calcul statistique des ressources s’effectue par ménage, et part du principe d’un « pot commun » des revenus où les salaires des conjoints s’équilibrent. Seulement aujourd’hui, ce modèle traditionnel devient minoritaire, et la précarité féminine n’en devient que plus apparente. En effet, dans 90% des familles monoparentales, c’est la femme qui prend seule la charge des enfants, et dans le cas d’un divorce, le recul du niveau de vie moyen d’une femme est de 20%, contre 3% pour un homme.
Carte : Part des familles monoparentales avec enfant mineur (Insee 2009-2013)
II. La précarité menstruelle en chiffres : reflet ou amplification d’inégalités ?
- Chiffres et réalité de la précarité menstruelle
Les femmes ont leurs règles pendant 38 ans (en moyenne de 13 à 50 ans). A raison de cinq jours de menstruation par mois, cela représente près de 2280 jours de menstruation au cours d’une vie. Si l’on considère l’estimation la plus basse réalisée à ce jour qui se base sur une moyenne de 10 euros dépensés par moi pour des protections menstruelles, cela revient à 4500 euros au cours de la vie d’une femme. L’association Règles élémentaires considère que le budget minimal alloué aux menstruations serait plutôt de l’ordre de 8000 euros au cours d’une vie.
Selon l’association Règles élémentaires, ce sont aujourd’hui 1,7 million de femmes en France qui sont concernées par la précarité menstruelle. Rappelons qu’en 2017, 4,7 millions de femmes vivent en dessous du seuil de pauvreté (60% du revenu médian) et soulignons que ce chiffre n’a fait qu’augmenter avec la crise du Covid-19. N’ayant pas accès à suffisamment de protections hygiéniques par manque de moyen, ces 1,7 million de femmes doivent souvent recourir à des sytèmes D qui peuvent être handicapants au quotidien, voire dangereux pour la santé avec notamment un risque de choc toxique si les protections chimiques sont conservées trop longtemps.
La situation est encore plus alarmante pour les femmes sans-abris ou sans-domicile fixe, pour lesquelles l’enjeu d’hygiène est fondamental.
Pour aller plus loin : Rapport d’information fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur les menstruations.
- Petite histoire de la précarité menstruelle
Nous nous concentrons dans cet article sur la précarité menstruelle en France, celle qui nous entoure alors même que nous sommes dans un pays développé et une des plus grandes puissances du monde. Nous utilisons également des comparaisons à des pays similaires pour appuyer nos constats. Il semble cependant essentiel de rappeler que si le constat d’une précarité menstruelle est inquiétant dans les pays développés, il l’est encore plus dans des pays en développement où les conditions sanitaires et l’accès à des biens de première nécessité est souvent compromis par une précarité plus répandue et plus vive.
Revenons au terme même de “précarité menstruelle” : traduit de l’anglais period poverty, il est dénoncé en France dès février 2015 par le collectif Georgette Sand, qui a mobilisé l’ensemble du paysage associatif sur la taxe sur les protections menstruelles, dite “taxe tampon“, posant la question d’un accès aux produits d’hygiène féminine en tant que produits de première nécessité.
En France, une mutualité étudiante rembourse partiellement l’achat de protections hygiéniques. De plus, certaines associations organisent des collectes de protections hygiéniques comme l’association Règles élémentaires fondée en 2015, qui collecte des protections redistribuées par d’autres organisations comme les Restos du coeur, le Samu social, le Secours populaire et Monthly Dignity France. D’autres encore, comme Soie Rouge, produisent elles-mêmes les protections hygiéniques (ici, des serviettes lavables) qu’elles redistribuent à des personnes en situation de précarité. Cependant les protections hygiéniques ne sont pas encore distribuées en quantité suffisante. Dans certaines universités, des associations (comme HeForShe à l’ESSEC) organisent également des distributions de produits hygiéniques de ce genre.
Certaines ONG, comme l’ONG Care avec la campagne #RespectezNosRègles, s’appuyant sur le soutien d’influenceurs, souhaitent abolir le tabou des règles et de la précarité menstruelle dans le monde.
- Un problème lié à des inégalités
La “taxe rose” désigne l’écart de prix entre des produits identiques à l’exception de leur packaging : les produits destinés aux femmes, souvent emballés en rose d’où le nom de cette “taxe”, sont plus chers que leurs homologues destinés aux hommes, sans raison valable. Cette “taxe” supplémentaire est présente sur la plupart des produits d’hygiène, qui sont les plus concernés par ce problème, mais aussi sur des biens de la vie quotidienne comme des stylos par exemple.
Sur la question des protections hygiéniques, il est difficile de dire si les produits dont le marketing s’adresse uniquement aux femmes, subissent cette hausse de prix injustifiée, qui peut être autant perçue comme un profit abusif qu’une mesure discriminatoire et sexiste (une taxe rose). Sans comparatif masculin disponible, il est donc difficile d’estimer la question de la majoration des prix des produits hygiéniques.
A l’image du problème de la taxe rose sur les protections hygiéniques, on peut se demander si la difficulté d’accès aux protections hygiéniques vient d’une précarité préexistante pesant plus fortement sur les femmes ou si devoir payer ces biens de première nécessité supplémentaires est un des éléments qui renforce la précarité. C’est en réalité un cercle vicieux que nous décrivons ici, et auquel il s’agit de faire face par des mesures des pouvoirs publics, encouragés ou sous pression d’associations et d’ONG.
III. Les inégalités médicales, une forme de sexisme ?
- Les manquements de la médecine
Ce n’est pas un hasard si la première échographie d’un clitoris ne date que de 2008, s’il n’existe toujours aucun traitement efficace contre l’endométriose. Il n’est pas surprenant non plus que la recherche sur ce sujet ait un retard considérable, ou encore que la pilule masculine ait été refusée pour des effets secondaires jugés trop lourds, alors même qu’ils sont équivalents aux effets secondaires des pilules féminines que des millions de femmes prennent tous les jours, depuis des années. Pour le cas de la pilule par exemple, comme le dit la sociologue Alexandra Roux, “encore aujourd’hui, il y a une acceptation de l’impact et des effets secondaires que peuvent avoir ces produits sur le corps des femmes alors qu’il n’y a pas cette même acceptation pour le corps des hommes.” Les problèmes de santé chez les femmes souffrent d’un double standard par rapport aux hommes, qui s’explique par plusieurs facteurs.
- A l’origine de ce traitement inégal
Il y a bien sûr et avant tout les stéréotypes, ceux qui veulent que les femmes chipotent, et donc que leur souffrance est peu écoutée et largement sous-estimée. Il y a aussi le fait malheureusement chargé de conséquences que le corps des médecins est encore en très grande partie masculin, et donc les sujets traités souffrent de ce biais. Il faut des chercheurs qui valorisent et s’intéressent à ces sujets exclusivement féminins, il faut des médecins et chercheuses femmes aussi.
Rappelons que les études de médecine sont encore majoritairement orientées vers les hommes, alors que dans certains pays les femmes sont majoritaires dans ces secteurs. De plus, certaines études montrent d’ailleurs que les jeunes filles sont généralement meilleures à l’école que leurs homologues masculins mais y réussissent moins dans des études prestigieuses. Ce constat pose la question des critères de notation, de la mise en confiance, de l’oral, etc., qui remonte aux petites classes.
Le scandale récent au Japon sur la discrimination à l’entrée des études de médecine reflète une réalité de ce sexisme dans l’éducation et des filières genrées (constat auquel il est important d’ajouter que le Japon reste un cas particulier, marqué par une société encore très conservatrice.)
Si vous voulez en savoir plus sur ce cas particulier du Japon, nous vous conseillons cet article.
- Des mesures pour lutter et des solutions : expérimentation et lutte contre la précarité menstruelle
Le pays pionnier en termes de lutte contre la précarité menstruelle et de réduction d’inégalités femmes-hommes est l’Ecosse. En effet, en 2020, le parlement écossais a unanimement voté la gratuité des protections périodiques. Cette mesure passe par des distributions gratuites de produits hygiéniques dans les écoles, lycées et universités. Le coût de cette mesure est estimé à 9,7 millions de livres, soit environ 11 millions d’euros.
En France, la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a annoncé le 23 février 2021 l’installation de 1500 distributeurs de protections hygiéniques gratuites dans les résidences du Crous pour la rentrée de septembre 2021.
Cette mesure fait suite au rapport de 2020 sur les menstruations des députées Laëtitia Romeiro Dias (La République en marche) et Bénédicte Taurine (La France insoumise), rapport qui préconisait l’installation de distributeurs dans des lieux publics auxquels les femmes sans-abris auraient accès. Là où la mesure a été très bien accueillie en Ecosse, elle fait débat en France. D’une part, certains y voient la croissance d’un assistanat. D’autre part, certains y voient une mesure-expérimentation qui risquerait de ne pas aboutir à des réformes pérennes.
Conclusion
La précarité menstruelle est un phénomène social à l’intersection d’enjeux spécifiques aux personnes réglées et d’un phénomène plus général de précarité au sein de la société, et touchant particulièrement les femmes. A ce titre, ce phénomène peut donc sembler difficile à enrayer. Mais au contraire, il faut y voir une opportunité d’affronter des problèmes plus vastes à travers une question concrète. La précarité menstruelle peut donc servir de levier aux politiques publiques et aux initiatives privées pour s’attaquer à la précarité notamment.