Aurélien Barrau est un astrophysicien et philosophe français qui a décidé de publier en 2019 un livre “à tous les vivants qui vont souffrir de notre inconséquence. Avec honte”. Cet ouvrage fait suite à l’appel, signé par 200 personnalités, que l’actrice Juliette Binoche et Aurélien Barrau ont lancé dans le journal Le Monde le 3 septembre 2018. A la suite de la démission de Nicolas Hulot du poste de ministre de la transition écologique, de nombreux scientifiques ont décidé de nous alerter sur nos modes de vie excessivement dépendants en énergie et en ressources causant un “cataclysme planétaire”. En effet, en lisant les rapports du GIEC depuis de nombreuses années, nous remarquons que nous sommes les responsables du réchauffement climatique, de la diminution drastique des espaces de vie, de l’effondrement de la biodiversité, de la pollution profonde des sols, de l’eau et de l’air, de la déforestation rapide etc…
Aurélien Barrau nous invite ainsi dans cet ouvrage à prendre conscience de nos actions et nous montre qu’il faut réagir le plus rapidement possible avec des mesures drastiques.
L’inaction remise en cause
La première partie du livre est un constat avec des chiffres clés et alarmants. Il explique qu’il est un “astrophysicien et pas écologue. Ce livre n’a donc pas prétention à l’exhaustivité ou à la rigueur universitaire”. Voici un exemple de chiffre évoqué: “En 40 ans, plus de 400 millions d’oiseaux européens ont disparu” ou encore “depuis 1990, le nombre d’insectes volants a chuté de 80% en Allemagne”. Il utilise des données de l’ONU et de l’OMS pour appuyer ses propos et dresse un constat dramatique mais bien réel du monde dans lequel nous vivons. Cette approche scientifique est incontestable car elle se base sur des données vérifiées et réelles, et permet de prendre conscience que même si notre vie n’est pas impactée directement par ces chiffres, nos actions ont bel et bien un impact sur notre environnement. Que ce soit au niveau de nos habitudes alimentaires, nos moyens de se déplacer, notre gestion des déchets, nous sommes tous responsables de près ou de loin.
Pour mettre en perspective ce qui est évoqué par Aurélien Barrau, nous pouvons évoquer le triangle de l’inaction.
Source : Dépasser le ping-pong de l’inaction climatique (28 Mai 2024) – Studio Reset
Ce fameux triangle de l’inaction climatique, conceptualisé et popularisé par Pierre Peyretou, repose sur une dynamique qui est d’actualité :
- Selon les pouvoirs publics : ce sont les entreprises qui ont l’argent pour changer les choses et les citoyens doivent voter pour les politiques qu’ils souhaitent.
- Selon les entreprises : les clients/consommateurs ne veulent pas changer. C’est aux politiques de créer des nouvelles lois pour orienter les comportements.
- Selon les citoyens : l’État ne fait rien et il est difficile d’avoir du poids face aux entreprises.
Si nous raisonnons tous de cette manière, nous n’arriverons jamais à changer les choses. Chaque action compte.
Des solutions envisageables
Aurélien Barrau dresse ensuite des solutions possibles pour remédier à ce constat qui est le résultat d’un problème systémique profond. Il commence par expliquer qu’il existe une première solution efficace mais qui demande des efforts et des prises de conscience : la diminution de la consommation et des changements d’habitudes, notamment alimentaires. En effet, il explique que si toute la population passait à une alimentation végétarienne, il y aurait moins de problèmes cardiovasculaires et de cancer, et le taux de mortalité diminuerait de 6 à 10%. Il utilise des chiffres alarmants pour nous faire prendre conscience du désastre que nous tolérons : “On tue à peu près 100 milliards d’animaux terrestres par an à des fins alimentaires”. Il invite donc à réfléchir avant de consommer de la viande.
Par la suite, la solution qu’il met en avant est une possibilité de décroissance “imposée”. En considérant que la vie a plus de valeur que l’argent, il explique que les efforts que nous pouvons faire maintenant nous permettraient d’éviter une privation des libertés due aux conséquences de nos actions, notamment avec une hausse excessive de la température. En effet, rien que la pollution que nous engendrons cause plus de 50 000 morts prématurées en France. Nous sommes bien dans un processus d’auto-destruction sournois que nous pouvons éviter.
“Au niveau purement économique, depuis le rapport Stern [premier rapport financé par un gouvernement sur le réchauffement climatique publié en 2006] et au vu des coûts exorbitants du changement climatique, il devient clair que l’inaction face à cette réalité est bien plus coûteuse que la transition énergétique. Il est même raisonnable de penser que le coût de la mutation sera négatif. Il existe cependant, à ce jour, des freins économiques liés à l’incapacité du système financier à tenir compte des effets d’investissements sur des échelles de temps longues.“
Par la même occasion, il explique que nous devons repenser la façon dont nous nous déplaçons. Nous utilisons beaucoup trop nos voitures pour nous déplacer, par habitude ou contrainte. Il évoque l’émergence de la voiture électrique qu’il considère comme étant une solution à court terme qui ne doit pas encourager les gens à utiliser davantage leur véhicule. Si ce phénomène advient, il est appelé l’effet rebond car l’avantage des voitures électriques sur la pollution et le climat peut être annulé par un changement des habitudes (augmentation du nombre de déplacements en voiture car nous pouvons nous dire qu’elle pollue pas). De même pour les déplacements en avion, il invite à remettre en cause nos habitudes. Il y a une vraie nécessité de changer nos modes de vie mais cela prend du temps alors que nous n’en avons que très peu pour respecter les accords de Paris (limiter le réchauffement climatique à maximum 2°C par rapport à l’ère pré-industrielle).
Par ailleurs, pour tous ceux qui ne savent pas comment agir et qui pensent que seules les entreprises et gouvernements peuvent avoir un impact, Aurélien Barrau dresse une liste non exhaustive de petits gestes que nous pouvons tous mettre en place pour apporter notre pierre à l’édifice :
“moins de déplacements motorisés ;
– moins d’achats sur les sites aux pratiques peu responsables qui tuent les commerces de proximité et échappent souvent aux impôts nationaux ;
Ces changements ne paraissent pas importants mais si tout le monde les faisait, l’impact serait conséquent. Par exemple, au lieu d’acheter des livres et autres objets sur des sites de grandes multinationales, il est possible d’acheter dans des commerces de proximité pour faire vivre l’économie locale.
“– moins d’achats en grande surface ;
– moins de produits transformés ;
– choix privilégié des produits locaux ;
– moins de viande [cela permet de faire des économies en plus];
– plus de « bio » pour ceux qui en ont les moyens ;– moins de chauffage et de climatisation
– des économies d’eau ;
– une baisse de l’usage des produits chimiques ;
– moins de déchets ;
– boycott des emballages en plastique [difficile parfois mais au moins diminuer];– plus de tri ;
– plus de partage ;
– plus de mise en commun des ressources ;
– moins de renouvellement des objets techniques ;
– plus d’achats d’occasion ;
– choix de la réparation plus que du changement ;
– boycott des entreprises aux pratiques sociales violentes ;
– respect des habitats animaliers.”
Évidemment personne n’est parfait et il semble bien impossible d’être irréprochable dans la société d’aujourd’hui sur les questions environnementales et d’empreinte carbone. Aurélien Barrau lui-même le reconnaît quand on lui pose la question concernant ses comportements : “Loin de là. Je n’ai de leçons à donner à personne et je ne me pose évidemment pas en exemple. Je n’échappe pas à certains des symbolismes nuisibles que je dénonce. À dire vrai, je profite de cette réflexion –heureusement – pour me poser les questions que je soulève.”
Au-delà de la question des responsabilités individuelles, Aurélien Barrau examine la politique, car la responsabilité politique est cruciale pour faire changer les choses. Des mesures sont souvent mentionnées mais rarement mises en œuvre à la mesure des enjeux. Des mesures coercitives de taxes ou de surtaxes dissuasives sur la production très polluante (emballage lourd de plastiques ou dépendance aux énergies fossiles, etc.) enclencheraient un virage vers des alternatives plus respectueuses de l’environnement. Ces solutions constitueront, d’un point de vue économique, le choix le plus contraignant à prendre à moyen terme, mais ce choix très exigeant s’impose pour contraindre la nature humaine, pour basculer vers un changement à long terme…
En matière d’agriculture, les pratiques biologiques et locales doivent être privilégiées, ce qui implique à la fois de préserver la biodiversité et les sols, de permettre aux agriculteurs de travailler dans de bonnes conditions, tant au niveau des salaires que de la charge de travail, mais aussi de ne pas pénaliser les producteurs au moment de la transition, de façon à ce que la consommation d’alternatives durables soit assurée. Ceci incite plus largement à envisager à terme des aides à la transition des producteurs.
Enfin, la ville elle-même se prête à un nouvel examen, impliquant là aussi de relocaliser l’économie, de développer de nouveaux moyens de transports en commun, d’un meilleur aménagement du territoire, de manière à limiter à la fois l’étalement urbain et l’empreinte écologique, tout en construisant la résilience des territoires face à des crises d’ampleur. Par la même occasion, il devient urgent de combattre l’évasion fiscale, d’instaurer une juste fiscalité des revenus du capital pour passer à la transition sans accroître les inégalités sociales selon Barrau.
Mais la transition ne saurait se limiter à des réformes strictement techniques, économiques. L’auteur insiste sur l’indissociabilité des domaines écologique et social. Les inégalités économiques, avec une petite partie de la population possédant autant de richesses que la moitié de la population mondiale, sont difficilement compatibles avec l’idée de développement durable. Les populations les moins riches, en général peu responsables d’émissions de gaz à effet de serre, sont les premières victimes du dérèglement climatique. Ainsi, il devient nécessaire d’impliquer la justice sociale dans les politiques écologiques, afin d’anticiper des reconversions professionnelles de façon à ne laisser personne sur le carreau.
Bien au-delà des actions politiques et économiques, il est également fondamental de changer l’éducation. L’école doit être le lieu principal où les jeunes générations se familiarisent avec l’urgence écologique. Dès l’école primaire, il faut éduquer les élèves à l’intelligence pertinente des enjeux environnementaux et à l’invention de solutions adaptées à leur territoire selon l’astrophysicien. Les médias doivent aussi assumer leur responsabilité d’information du public sur les évolutions environnementales, à l’échelle locale ou mondiale, alors que ces sujets sont trop souvent déconnectés de la vie quotidienne des citoyens.
L’auteur appelle à repenser la relation au vivant, au-delà d’une simple exploitation utilitariste qui compare la nature à un stock de ressources. Il préconise la formulation de sanctuaires de la biodiversité, le développement de la personnalité juridique des écosystèmes et l’interdiction des pratiques destructrices telles que la pêche industrielle. Certes, ces mesures peuvent paraître ambitieuses, elles sont cependant nécessaires pour ralentir l’effondrement des écosystèmes, qui fragilise l’existence de tant d’espèces, y compris la nôtre.
Finalement, Aurélien Barrau appelle à l’union de tous dans ce qu’il nomme cette “guerre contre la fin du monde” qui peine à être engagée. Il souligne que l’écologie et le social ne sont pas deux dimensions séparées ; ils sont les deux faces d’une pensée commune, fondée sur le partage, le respect et la solidarité. Les entreprises, bien qu’acteurs essentiels de la mutation, sont aussi le reflet de ce que souhaitent consommer les gens. Or, en changeant nos choix de consommation, nous pouvons changer le monde.
L’évolution systémique nécessaire
Ce texte fait l’écho d’une inaction collective, entourée d’interprétations sur les causes différentes selon les points de vue de la catastrophe (capitalisme, démographie, religion, etc.). Or ce n’est pas juste une impasse, c’est suicidaire. Il faut prioriser l’écologie dans tous les champs de la politique et du social ; il ne s’agit pas d’un choix de gestion parmi d’autres, mais de la vie même sur terre. L’écologie ne doit pas être un ministère à la périphérie de cette puissance étatique, mais la colonne vertébrale de la gouvernance, du chef d’Etat au dernier fonctionnaire.
Le livre plonge également avec intensité dans l’urgence de notre rapport au monde vivant. Le distinction savante du discours entre “fin d’un monde” et “fin du monde” est “ridicule”, tant l’étendue de la catastrophe des extinctions s’attaque aussi bien aux vies humaines qu’aux vies animales et végétales. Nous entamons bien une hécatombe à l’évidence, tragique à l’échelle planétaire. Certains scientifiques parlent de l’ère de l’anthropocène qui signifie “ère de l’être humain”, tant l’étendue de notre influence sur la géologie et les écosystèmes est importante. Ce terme a été popularisé en 2000 par le météorologue et chimiste de l’atmosphère Paul Josef Crutzen, prix Nobel de chimie, mais n’est pas reconnu par la communauté scientifique géologique.
Par ailleurs, trois pistes de solutions s’imposent comme étant urgentes et efficaces : prendre le politique au “sérieux”, rendre une démocratie égale à la tâche, voter des lois pour contrer les comportements destructeurs, sortir de l’illusion du PIB, rompre avec les valeurs utilitaristes du profit et de la rentabilité. C’est dire là où s’inscrivent les responsabilités tant individuelles que collectives, mais aussi la nécessité de se battre pour institutionnaliser un droit strict mais libérateur à long terme. Aurélien Barrau a une vision bien précise sur les questions écologiques et ne voit d’autre solution qu’une révolution des mentalités et une diminution de la consommation.
Cinq ans plus tard, peut-on dire que la situation s’est améliorée ?
Depuis sa publication en 2019, l’état de notre écosphère1écosphère : ensemble des écosystèmes dans lesquels plusieurs niveaux interagissent les uns avec les autres : la matière, l’énergie et les êtres vivants. Le terme a été créé par l’écologiste américain Lamont Cole en 1958 globale n’a cessé de décliner. L’accroissement des émissions de gaz à effet de serre a conduit à une élévation des températures mondiales, atteignant des sommets inégalés. En 2024, la température moyenne de la Terre a dépassé, de manière préoccupante, les niveaux préindustriels d’1,5°C, ce qui occupe une place centrale dans l’échelle du réchauffement climatique.
Des désastres naturels imputables aux changements climatiques, y compris les inondations, les sécheresses et les incendies ravageurs, se sont multipliés. Ces catastrophes ont des retentissements sur le sort de millions d’êtres humains, déstabilisant les équilibres écologiques. Les habitats aquatiques sont particulièrement menacés par une détérioration accélérée, une baisse de la qualité et de la disponibilité de l’eau douce.
Malgré un réveil collectif récent et des pactes à l’échelle internationale, les mesures prises sont insuffisantes pour changer le cours actuel des événements. Si nous continuons sur notre lancée, la planète pourrait connaître une élévation des températures de 3,1°C d’ici la fin de ce siècle, un scénario bien en dehors des limites définies par l’Accord de Paris. Ci-dessous, un graphe des émissions mondiales de CO2. Nous pouvons observer une diminution de la croissance depuis 2019 ce qui symbolise la sortie progressive des énergies fossiles mais la croissance reste importante. Nous pouvons également voir l’effet rebond après la crise du Covid-19 car si les émissions globales ont drastiquement baissé lors de la crise, elles sont reparties sur les chapeaux de roue l’année suivante.
Source : International Energy Agency, 2023
En définitive, les alarmes sonnées par Aurélien Barrau dès 2019 gardent leur pertinence ; et les défis environnementaux se sont accentués au cours des cinq dernières années. Une action prompte et audacieuse est, non seulement souhaitée, mais aussi nécessaire, pour prévenir des impacts catastrophiques pour notre planète et pour l’humanité dans son ensemble.
Lire ce livre c’est réaliser ce que nous avons fait beaucoup de dégâts par le passé mais qu’il n’est jamais trop tard pour éviter d’en occasionner davantage.
Maxime Doëns
Aurélien Barrau
Aurélien Barrau est un astrophysicien français renommé, spécialiste des trous noirs et de la cosmologie quantique. Professeur à l’Université Grenoble-Alpes et chercheur au CNRS, il est également connu pour son engagement passionné en faveur de l’écologie et de la lutte contre la crise environnementale. Aurélien Barrau s’est fait remarquer par ses interventions médiatiques percutantes et son franc-parler sur les enjeux écologiques. Il plaide pour une transformation radicale de nos modes de vie et de production pour répondre à l’urgence climatique et à la perte de biodiversité. En 2018, il a co-signé avec Juliette Binoche une tribune dans Le Monde, appelant à des actions immédiates pour sauver la planète. Dans ses discours et ses livres, il critique fermement le capitalisme consumériste, et prône une décroissance pensée et en éveil des consciences, pour revenir à notre essence et à la clef de notre foyer vital et de la vie, le vivant lui-même. Avec son franc-parler et son style incisif, Barrau inspire une multitude d’individus prêts à modifier leur rapport à l’environnement et à militer pour une transition écologique ambitieuse.