Du mythe à la réalité : substitution ou accumulation des énergies ? Sans transition de Jean-Baptiste Fressoz
Le 20 mai 2022, Agnès Pannier-Runacher est nommée ministre de la Transition énergétique, avec pour mission de « sortir la France des énergies fossiles ». C’est alors la première fois qu’un ministère est dédié à la transition énergétique, preuve de l’importance prise par ce concept dans la vie publique. Jusqu’alors le portefeuille de l’énergie (et pas de la transition énergétique) avait été confié au ministre de l’industrie, de l’écologie, ou encore de l’économie et des finances. La transition énergétique est en effet actuellement au cœur des stratégies pour faire face au réchauffement climatique et à la crise environnementale, aux côtés du concept de développement durable. Tout comme lui, ce dernier a un aspect à la fois environnemental (abandon des énergies fossiles grâce au développement des énergies renouvelables), social et économique, par la promotion d’un système énergétique plus durable.
Or, dans son essai Sans transition, l’historien de l’environnement Jean-Baptiste Fressoz démontre que ce phénomène de substitution des énergies fossiles par des énergies renouvelables ne peut être nommé sans malentendu « transition » puisqu’il s’agit en réalité d’additions énergétiques. La confusion n’est pas seulement sémantique, puisqu’elle mène à une sous-estimation des transformations à mettre en œuvre dès maintenant pour faire face à la crise. Plutôt que d’opérer une transition, il faudrait passer d’une addition à une soustraction énergétique drastique afin de respecter les accords de Paris.
« Ce livre n’est certainement pas une « critique » des énergies renouvelables. Il explique en revanche pourquoi la transition énergétique nous empêche de penser convenablement le défi climatique. Depuis un demi-siècle qu’on l’invoque, cette notion a produit plus de confusion scientifique et de procrastination politique qu’autre chose. La transition projette un passé qui n’existe pas sur un futur qui reste fantomatique. Pour espérer construire une politique climatique un tant soit peu rigoureuse, il est indispensable d’avoir une compréhension renouvelée des dynamiques énergétiques et matérielles. »
Sans transition, Jean-Baptiste Fressoz
Jean-Baptiste Fressoz propose donc une histoire des énergies afin de rappeler l’enjeu idéologique derrière le terme de transition énergétique. La « transition énergétique » n’est en effet pas une réalité, mais une expression inventée par les industriels des années 1970 pour substituer à l’actualité inquiétante de « crise énergétique » un futur souhaitable et réconfortant. Dès lors, il ne faudrait pas parler de transition mais de diminution de l’intensité carbone de l’économie. En effet, on assiste au XIXe et XXe siècles à une addition plutôt qu’à une substitution des énergies fossiles, c’est-à-dire à la poursuite d’une histoire sans transition.
Vers une troisième transition énergétique ?
L’histoire de la transition énergétique repose sur trois transitions successives : la première, au cours du XIXe siècle, marquerait le passage du bois au charbon ; la deuxième, au XXe siècle, a été favorisée par l’utilisation croissante du pétrole et du gaz naturel (au détriment du charbon) ; et la dernière, aujourd’hui, aurait pour finalité des économies d’énergie (sobriété) et la promotion des énergies renouvelables, du fait de l’épuisement des ressources pétrolières. Cette histoire, ancrée dans nos imaginaires, est faussée par des représentations phasistes qui floutent la réalité (passage d’une “ère énergétique” à une autre). Jean-Baptiste Fressoz s’attaque donc, preuves historiques et scientifiques à l’appui, à chacun de nos présupposés.
« De même, le pétrole et le gaz ont permis d’accroître la production agricole et donc la disponibilité du muscle humain. Pour ces raisons et bien d’autres encore, l’histoire que nous raconterons dans ce livre n’est ni celle de résistances, ni même celle d’additions, c’est l’histoire de l’intrication et de l’expansion symbiotique de toutes les énergies »
Sans transition, Jean-Baptiste Fressoz
Le XIXe siècle : l’âge du charbon ?
Quand on parle du XIXe siècle, on pense souvent à la Révolution Industrielle et à la mondialisation croissante de l’économie grâce à la force mécanique permise par des avancées technologiques et à l’utilisation du charbon. Par exemple, dans le film d’animation Avril et le monde truqué, les savants disparaissent les uns après les autres, ce qui retarde infiniment l’invention de l’électricité : le monde reste figé à l’ère de la vapeur et du charbon ; les dessins de Tardi illustrent alors un monde gris, où la fumée enveloppe le ciel de Paris.
Pourtant, au XIXe siècle, le charbon était plus utilisé pour produire de la chaleur domestique et industrielle que pour être transformé en force mécanique. La majorité du charbon a été extraite après 1900 (95%), et en dehors de l’Europe (86%). Le charbon est donc une énergie nouvelle, et non pas l’énergie du XIXe comme on le pense souvent. La plus forte croissance de l’extraction charbonnière a eu lieu entre 1980 et 2010, ce qui a conduit à une augmentation de la part du charbon dans le mix énergétique mondial, au détriment de celle du pétrole notamment.
« Grâce à la transition, le changement climatique appelle un changement de technologie et non de civilisation. L’histoire de l’énergie, ses routines chronologiques, ses récits phasistes du passé – âge du bois, âge du charbon, âge du pétrole, économie organique et économie minérale, première et seconde révolution industrielle – ont joué un rôle idéologique discret mais central dans la construction de ce futur réconfortant ! (…) Après deux siècles de « transitions énergétiques » l’humanité n’a jamais brûlé autant de pétrole et de gaz, autant de charbon et même autant de bois. »
Sans transition, Jean-Baptiste Fressoz
Transition : le retour vers la ressource forestière ?
« Le paradoxe est que la sylviculture industrielle entretient l’idée du bois comme ressource renouvelable en ancrant toujours plus profondément sa production dans des pratiques agricoles et des matières (pétrole, gaz naturel et phosphore) non renouvelables »
Sans transition, Jean-Baptiste Fressoz
Beaucoup de scénarios et d’actions de compensation carbone reposent sur la plantation d’arbres et le renouvellement des ressources forestières. Le bois est la première source d’énergie renouvelable produite en France et les forêts constituent des puits carbone majeurs. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le bois serait devenu une énergie fossile, comme l’affirme audacieusement Jean-Baptiste Fressoz. En effet, l’industrie forestière a accru sa production grâce à des machines motorisées ; sans compter l’impact environnemental du transport et de la création de routes. Tout comme le charbon a été nécessaire pour extraire du pétrole, les énergies fossiles restent indispensables pour l’industrie forestière. Il faut de l’énergie pour produire de l’énergie, et cette loi se vérifie également pour l’hydrogène, présenté comme « l’énergie du futur » alors que sa production « verte » par électrolyse de l’eau nécessite d’importantes quantités d’électricité…
« En intensifiant à la fois l’agriculture et la sylviculture et en facilitant les transferts internationaux de biomasse, le pétrole est la principale cause du reboisement. La « transition forestière » permettait peut-être de réfuter les craintes sur l’épuisement des forêts, mais ce n’est pas pour autant une bonne nouvelle pour le climat : reposant sur des flots d’hydrocarbure, elle est le reflet des multiples symbioses qui se sont nouées entre bois et pétole depuis les années 1950 (…) Le problème est que cette forêt salvatrice, jambe de bois des scenarios « net zero », pousse, en partie, grâce aux fossiles ».
Sans transition, Jean-Baptiste Fressoz
La naissance du concept de transition
L’histoire de l’énergie est née de la prospective, afin d’estimer les consommations futures et l’évolution du mix énergétique. On portait initialement intérêt aux valeurs absolues, non pas aux dynamiques relatives comme c’est maintenant habituellement le cas.
Deux manières de représenter le mix énergétique des Etats-Unis : en valeur absolue à gauche, en relatif à droite.
Or, au cours des années 1970, on passe d’une représentation du système énergétique avec des courbes empilées qui mettent en évidence l’évolution cumulative des énergies primaires, à une représentation où les énergies sont présentées en part relative. La modélisation est donc, elle aussi, au service de la valorisation d’une dynamique historique de substitution (transition) plutôt que d’accumulation.
Le concept de transition a proliféré, selon l’auteur, car on projette sur l’histoire de la matière l’histoire des techniques, dans un schéma substitutionniste. Pourtant les stocks de matières croissent en dépit des innovations. Il semble donc paradoxal que le concept de transition ait réussi à s’imposer en dépit de la réalité empirique, qui ne laissait voir qu’une accumulation – et non pas une transition.
Une autre raison du succès de la transition tient au fait que les industriels ont tiré profit de ce concept pour différer leurs actions contre la contrainte climatique et attendre un progrès technologique pourtant incertain. Le capitalisme aurait en effet vu se réaliser deux transitions par le passé : dès lors pourquoi une troisième transition ne serait-elle pas à même de mettre fin à la crise environnementale grâce à des innovations techniques ?
« La transition énergétique est devenu le futur politiquement correct du monde industriel »
Sans transition, Jean-Baptiste Fressoz
Par ailleurs, Jean-Baptiste Fressoz rappelle que l’économiste Nordhaus a démontré dans ses travaux qu’il serait préférable d’attendre avant d’agir en faveur de la transition énergétique, afin d’avoir le temps de développer les technologies nécessaires (ses travaux, basés sur un taux d’actualisation plus élevé, mènent à une sous-estimation des dommages contrairement aux conclusions du rapport Stern de 2006). Or ce mode de réflexion encourageant à l’inaction temporaire, est inspiré, selon Fressoz, de schémas originaires de la crise énergétique et de l’économie de ressources non renouvelables (allocation temporelle optimale des ressources pétrolières, etc). Penser le climat comme une ressource invite à trouver des solutions par l’innovation, qui a jusqu’ici permis de résoudre les problèmes de raréfaction des pays riches… par une addition énergétique plutôt que par une quelconque transition.
Conclusion
Avec son regard d’historien, Jean-Baptise Fressoz s’attaque à ce qu’il appelle la « fausse promesse de la transition ». Tout comme on peut se demander si la finance “verte” l’est réellement, une « transition verte » est-elle vraiment possible (et souhaitable) ? Tous ces concepts ne participent-ils pas du leurre que serait un capitalisme vert toujours fondé sur une logique de croissance ?
La thèse de l’historien, très audacieuse, est cependant loin de faire consensus. Comme le titre un article du Monde du 22 janvier 2024, un groupe de chercheurs incluant le géopolitologue de l’environnement François Gemenne, a signé une tribune à son encontre en déclarant qu’« affirmer que la transition énergétique est impossible, c’est le meilleur moyen de ne pas l’engager ». Par son travail d’historien, Jean-Baptiste Fressoz n’affirme pourtant pas que la transition énergétique est impossible, mais qu’elle n’a pas eu lieu par le passé. On peut même penser que mettre au jour l’idéologie attentiste sur laquelle repose le concept de transition, ainsi que ses contradictions, pourra aider à lever les obstacles liés à la décarbonation et à la sortie des énergies fossiles.
Ainsi, plutôt que de parler de transition, concept inopérant, Jean-Baptiste Fressoz propose des termes selon lui plus appropriés à la réalité : « diminution de l’intensité carbone de l’économie » (avec les renouvelables notamment) et « décroissance ». Pour en apprendre plus sur ce second concept, rendez-vous sur notre série d’articles dédiés à la question : « Décroissance, de la récession à une sobriété soutenable et souhaitable » !
« La transition est l’idéologie du capital au XXIe siècle. Grâce à elle, le mal devient le remède, les industries polluantes, des industries vertes en devenir, et l’innovation, notre bouée de sauvetage. Grâce à la transition, le capital se retrouve du bon côté de la lutte climatique. Grâce à la transition, on parle de trajectoires à 2100, de voitures électriques et d’avions à hydrogène plutôt que de niveau de consommation matérielle et de répartition. Des solutions très complexes dans le futur empêchent de faire des choses simples maintenant : nous avons tous besoin de basculements futurs pour justifier la procrastination présente. »
Sans transition, Jean-Baptiste Fressoz
Jeanne Rodriguez