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2023-2024 Décroissance : de la récession à une sobriété soutenable et souhaitable L'empreinte des mots : Critiques de livres pour un monde plus durable

Serge Latouche, Le Pari de la décroissance

On se retrouve pour un troisième article de notre série de L’Empreinte des mots intitulée : “Décroissance : de la récession à une sobriété soutenable et souhaitable”. Après avoir analysé la décroissance sous l’angle de la prospérité avec le rapport de Tim Jackson, on va notamment s’intéresser aux questions démographiques et politiques avec l’ouvrage de Serge Latouche, Le pari de la décroissance. A partir d’un même point de départ, nous allons donc explorer de nouvelles perspectives de la décroissance. Bonne lecture !

Le pari de la décroissance, Serge Latouche | Fayard | Le pari ...

Malgré le titre de son ouvrage, Serge Latouche explique d’emblée préférer le terme d’« acroissance » à celui de « décroissance ». En effet, il s’agit moins de promouvoir une croissance négative que d’un projet politique de rupture avec l’objectif de croissance. Il explique : « C’est d’ailleurs très précisément de l’abandon d’une foi ou d’une religion qu’il s’agit : celle de l’économie, de la croissance, du progrès et du développement ». Cette phrase montre bien que si Bruno Lemaire parle « d’idéologie de la décroissance » [1], on peut tout aussi bien parler d’idéologie de la croissance. Ce que ses détracteurs tentent donc de faire passer pour une croyance sans fondement ni validité empirique, est simplement une alternative à un modèle économique qui a montré ses limites en ignorant celles de la planète.

L’une des particularités de cet essai par rapport aux autres ouvrages étudiés dans cette série de quatre articles sur la décroissance réside dans la volonté de tenter de répondre à la question de la pertinence d’une décroissance démographique. Faut-il en revenir à une taille de la population mondiale compatible avec les limites planétaires ? C’est cette même question que Mansholt posait déjà cinquante ans plus tôt dans sa lettre au Président de la Commission européenne (cf l’introduction de notre série d’articles sur la décroissance). Ce débat est souvent évité car il touche aux croyances religieuses et aux opinions personnelles. La décroissance démographique a notamment été soutenue par René Dumont [2] et Nicholas Georgescu-Roegen [3], en accord avec des théories qualifiées de « malthusiennes » (en opposition aux théories « cornucopiennes », convaincues de la pérennité d’un régime d’abondance). Comme le rappelle Latouche, le terme est cependant inadéquat car Malthus décrivait la situation de l’Angleterre de la fin du XVIIIe [4] dans laquelle les paysans étaient devenus artificiellement surnuméraires du fait d’une expropriation massive. Or la question démographique ne devrait pas être envisagée seulement sous un angle quantitatif : le débat ne porte pas tant sur le nombre d’êtres humains que sur le niveau de vie et d’émissions soutenable des habitants de notre planète. 

Deuxième débat : le Sud et la décroissance. Cette question est réellement prise en charge dans cet ouvrage, contrairement aux autres de mes lectures où elle n’est souvent qu’évoquée. Selon Latouche, il serait possible de faire autrement et d’éviter les obstacles qui freinent le développement en misant d’emblée sur le cercle vertueux des « 8R » (cf ci-dessous) et en mettant un terme à la dépendance éco vis-à-vis du Nord. 

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« Seul un échec historique de la civilisation fondée sur l’utilité et le progrès peut probablement faire redécouvrir que le bonheur de l’homme n’est pas de vivre beaucoup, mais de vivre bien ».

Les solutions préconisées par l’auteur pour changer de paradigme économique et social sont résumées dans des listes en « R ». Pour les Suds, il s’agit de rompre, renouer, retrouver, réintroduire et récupérer. Les objectifs de sobriété, quant à eux, peuvent être exprimés grâce à « 5R » : réduire, réutiliser, réparer, recycler et ralentir. Enfin, la décroissance est définie comme un cercle vertueux composé de huit changements interdépendants (toujours en R !) : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, et recycler. Le programme paraît simple : il s’agit de « passer de l’enfer de la croissance insoutenable au paradis de la décroissance conviviale ». Utiliser des mots clefs permet certes de caractériser et de préciser les termes du sujet, mais le risque de telles listes est également de demeurer dans un flou théorique difficile à mettre en pratique. Les critiques de la décroissance s’articulent en effet souvent autour de deux points : l’absence de propositions constructives et le refus du développement. Latouche semble accepter la première critique pour mieux la réfuter : certes, ces propositions peuvent sembler utopiques, mais c’est justement en tentant de les mettre en œuvre qu’on parviendra à rendre cette utopie réelle, par un changement d’imaginaire et de valeurs. 

Par ailleurs, pour répondre à la question de l’incompatibilité de la décroissance et du capitalisme, Latouche rappelle que le socialisme est basé sur le même système de production et d’exploitation des ressources naturelles en vue du progrès. La sortie du capitalisme est nécessaire, via la remise en cause de son esprit même, mais insuffisante : il faut plutôt viser la fin du productivisme et du consumérisme (le socialisme a pu se montrer très productiviste, et le capitalisme très consumériste). L’enjeu majeur, pour y parvenir, est donc la reconversion de l’appareil productif.  En accord avec ce qu’il appelle le « vieux principe de l’écologie politique : penser globalement, agir localement » [5], il propose notamment une relocalisation et une autoproduction énergétique.

Dans le chapitre 11 de la deuxième partie, intitulé « Écofascisme ou Ecodémocratie, Esquisse d’un programme « politique » pour la construction d’une société de décroissance », l’auteur remet en contexte la croissance dans notre système politique et envisage un nouveau cadre pour une société sans croissance. Dans un processus « d’omnimarchandisation du monde », où l’économie a phagocyté toutes les sphères de la vie, la croissance est devenue nécessaire aux démocraties consuméristes. Les inégalités sont insupportables sans la perspective de la consommation de masse, qui les rend acceptables pour un cours laps de temps. Un pouvoir totalitaire est-il donc nécessaire pour imposer une réduction de la consommation ? Non, selon Latouche : le but serait plutôt, par la transformation des imaginaires, de susciter des comportements vertueux permettant une « démocratie écologique » capable de réaliser une « desintoxication collective » à la culture de la croissance. Le libéralisme a donc des limites, tant économiques que politiques : ce changement de paradigme concerne tout autant l’individu que les masses, ce qui nécessite une réflexion collective et démocratique. 

Cet ouvrage de Serge Latouche a donc le mérite d’aborder de nombreux sujets relatifs à la décroissance. Il s’agit peut-être avant tout d’un enjeu économique, mais le débat porte également sur des questions démographiques, culturelles et politiques. Ce que je retiens donc de ce livre, par rapport aux autres théories abordées dans cette série d’article sur la décroissance, c’est la volonté d’aborder des questions plus sensibles : la démographie et la capacité des Suds à entrer, eux aussi, dans une société libérée des impératifs de croissance. Or ces débats doivent être abordés à des échelles individuelles que collectives, afin de correspondre à un véritable projet de société.  Ces sujets sont essentiels, mais trop souvent laissés de côté au profit de réflexions purement économiques et “rationnelles”. Envisager la décroissance pour favoriser une société respectueuse des limites planétaires, c’est pourtant réfléchir à un changement social radical, qui ne peut s’entendre qu’en des termes strictement économiques. 


[1] Cf l’introduction du premier article sur la décroissance de notre série L’empreinte des mots

[2] René Dumont est notamment le premier candidat écologiste à une élection présidentielle en 1974 (il obtient alors 1,3% des suffrages exprimés). 

[3] Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance, Entropie – Écologie – Économie (1979)

[4] Malthus, Essai sur le principe de la population (1798)

[5] Slogan repris dans les années 1990 à des fins commerciales par Percy Barnevik, alors patron du groupe d’électrotechnique ABB, afin d’insister sur l’importance des responsabilités locales dans une dynamique de mondialisation…


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