Le 6 décembre 2023, Bruno Lemaire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, a écrit sur Linkedin : « Croissance et climat sont compatibles ! Je ne crois pas à l’idéologie de la décroissance et je la combattrai ». Dans la suite de son post, il explique qu’une « nouvelle croissance », construite avec et non contre la planète, est nécessaire. La décroissance est selon lui dangereuse, car source d’inégalités et de pauvreté ; voire même inutile car la France serait un exemple de découplage entre croissance économique et émissions de gaz à effet de serre. Ce post a suscité plus de cinq-cents commentaires virulents une semaine à peine après sa publication : certains contestent tout découplage absolu, sources du ministère à l’appui (Thomas Wagner, fondateur du média Bon Pote), tandis que d’autres tentent de préciser les termes du débat en rappelant qu’il est toujours bon de préciser de quelle (dé)croissance on parle en ajoutant des compléments du nom (Jean-Marc Jancovici).
Ce post polémique est révélateur de la tension actuelle au cœur du débat autour de la pertinence de la croissance. En effet, la croissance économique d’un pays, qui fait référence à l’évolution du PIB par tête sur le long terme, a au cours de ces dernières décennies été valorisée en tant que vecteur de progrès, d’innovation, de bien-être et de réduction de la pauvreté. Aujourd’hui, et depuis la célèbre publication du club de Rome Halte à la croissance [1], la croissance est contestée pour des raisons sociales et écologiques : la production de biens matériels ne peut continuer à augmenter indéfiniment dans un monde aux ressources finies. La remise en cause de la croissance s’articule autour de deux principaux motifs : d’une part au nom du bien être, qui n’augmente plus au-delà d’un certain niveau de revenu ; et surtout en raison du lien causal entre croissance et émissions de gaz à effet de serre, dégradation de la biodiversité et raréfaction des ressources. La prise de conscience n’est donc pas nouvelle et elle a été relayée à l’échelle européenne dès cette époque, comme en atteste la Lettre Mansholt de 1972.
Dans cette lettre, le vice-président de la commission européenne souligne la nécessité du passage d’une « Europe verte » à une « Europe écologique » et propose des mesures concrètes afin de faire face aux défis climatiques à venir, allant d’un système européen de distribution des matières premières à l’instauration de certificats de production « CR » (clean and recycling) en passant par la promotion de la durabilité des biens de consommation et une réorientation de la recherche vers le recyclage et les productions non-polluantes. Ce projet visionnaire est tombé dans l’oubli, sûrement à cause de sa mauvaise réception tant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique [2].
Depuis, ceux qui pensent à l’instar des objecteurs de croissance, contrairement à Bruno Lemaire, que croissance et (protection du) climat sont incompatibles, sont parfois adeptes de ce qu’on nomme la « décroissance », « la post-croissance » ou encore « l’a-croissance ». Notre ministre évoque une « idéologie » : doit-on donc parler d’idéologie et de croyances, ou bien d’une théorie appartenant à la science économique ? Si, comme Bruno Lemaire l’avance, la décroissance est source d’inégalités et de pauvreté, n’est-ce pas aussi le cas de la croissance telle que nous l’observons depuis la Révolution industrielle ? Dans quelle mesure la décroissance est-elle souhaitable et économiquement viable ? Ce sont ces questions que nous allons tenter d’aborder, à défaut de toujours savoir y répondre, en analysant cinq livres sur la décroissance dans cette série de quatre articles intitulée Décroissance : de la récession à une sobriété soutenable et souhaitable. Dans ce premier article, je vous parlerai d’Adieu à la croissance, de Jean Gadrey. Les semaines prochaines, vous en apprendrez plus sur Prospérité sans croissance de Tim Jackson, Sortir de la croissance d’Eloi Laurent, Le pari de la décroissance de Serge Latouche et enfin Ralentir ou périr de Timothée Parrique.
Jeanne Rodriguez
[1] Dans The Limits to Growth, une étude du MIT publiée en 1972, Donella et Dennis Meadows montrent notamment que la rareté des ressources couplée à l’augmentation de la population mondiale pourraient limiter les possibilités de croissance future. Ce rapport se concentrait sur les enjeux d’épuisement des ressources et de pollution, et non pas sur le réchauffement global de la planète, sur lequel l’accent fut mis à partir de la fin des années 1980.
[2] Georges Marchais, alors secrétaire général du PCF, écrit en effet dans L’Humanité le 5 avril 1972 : « L’Europe de la misère et de la régression économique : voilà le programme, noir sur blanc, du héraut du Marché commun », dénonçant alors tout particulièrement une politique qualifiée de « malthusienne », Mansholt insistant sur la surpopulation à venir.