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2021-2022 Les écrivains visionnaires - chroniques des Cassandre de l'écologie

Les écrivains visionnaires #2 : Marguerite Yourcenar

Episode 2

Les gazs lâchés par les moteurs polluant les poumons, délitant la pierre et tuant les arbres, l’asservissement du monde aux puissances du pétrole, l’océan souillé par les forages et les mortelles marées noires.”

Si vous vous demandez qui a écrit cela, permettez-nous de vous ôter d’un doute : il ne s’agit pas d’un militant WWF qui se serait senti des velléités d’écriture pour égayer la rédaction d’un rapport quelconque. Aujourd’hui, pour le deuxième épisode de notre série “Les écrivains visionnaires – Chroniques de Cassandres de l’écologie”, nous avons décidé de vous parler de Marguerite Yourcenar. Vous la connaissez probablement comme l’auteure des célèbres Mémoires d’Hadrien, à la croisée du roman biographique et de l’introspection d’un homme déclinant mais qui aura été très grand en bien des choses, témoin d’un pan entier de l’Histoire. Pour beaucoup, c’est ça, Marguerite Yourcenar. Pour d’autres, c’est surtout la première femme à être entrée à l’Académie Française, symbole de consécration littéraire par excellence autant que d’une certaine conception un peu conservatrice de ce que d’aucuns appellent “Les Belles Lettres”. 

Yourcenar a privilégié un renouvellement du clacissisme à une époque où, justement, la modernité se définissait comme une subversion littéraire beaucoup plus radicale. Face à un Camus ou un Sartre, certains lui ont reproché ou lui reprochent encore le côté conservateur de son style et de ses sujets, considérant qu’elle n’a pas incarné une figure d’écrivaine engagée à une époque où ce type de figures était tout à fait nécessaire. Pourtant, Yourcenar a fait preuve d’une subversion et d’un avant-gardisme réel, en devenant une militante écologiste active à une période où ce type d’engagement était encore rare. 

Cet investissement aura pris des manifestations concrètes tout au long de sa vie bien- sûr, mais on le retrouve aussi plus ou moins dissimulé dans son œuvre. Yourcenar a été une végétarienne convaincue pendant la majeure partie de sa vie, par engagement pour la cause animale. En effet, la défense du bien être animal a fait partie de l’un de ses sujets d’intervention publiques récurrents. c’est d’ailleurs sur son initiative qu’est née la grande campagne médiatique dénonçant la chasse aux bébés phoques dans les années 1980. Unies autour d’une cause commune, Yourcenar et Brigitte Bardot ont ainsi constitué un duo atypique, l’une Académicienne fraîchement nommée, l’autre icône de cinéma ayant ébloui la France pendant des années par son jeu et sa beauté, mais toutes deux engagées pour arrêter le massacre des bébés phoques. En parallèle de cette action ponctuelle, l’auteure a participé activement à une centaine d’associations défendant la conservation de la biodiversité. A côté de son activité littéraire officielle, Yourcenar a entretenu dans ses correspondances – et Dieu sait qu’elles furent nombreuses, à en croire le volume d’un bon millier de pages que constituent les Lettres à ses amis et à quelques autres – un vrai souci de l’écologie. Elle a rendu publiques ses réflexions lors de plusieurs conférences, dont la plus célèbre demeure certainement la Vème Conférence Internationale de Droit Constitutionnel, donnée à Québec en 1987 sur le thème “Nous voulons encore essayer de sauver la Terre”. “Les effets d’une société de consommation qui est en fait une société de gâchage, et aboutit non seulement à une détérioration de la situation psychologique et sociale de l’homme, mais encore à une détérioration de la Terre”, y déclarait-elle en résumant en une seule phrase tous les travers de la société de consommation. 

Peut-on encore dire à ce stade que Marguerite Yourcenar ne s’est pas engagée ? Elle l’a fait pendant presque toute sa vie, voire au-delà puisque le Yourcenar Trust continue de léguer les revenus tirés de ses œuvres à des associations écologistes, telles que le World Wild Life Fund. Yourcenar n’a pas hésité à poser la question de la responsabilité de l’écrivain dans la vision qu’il donne du monde et s’établit par là même en activiste de l’écologie. Son œuvre est marquée à de nombreux endroits du sceau d’influences bouddhistes et taoïstes, puisqu’elle y dévoile régulièrement une conception sacralisante de la nature. La conviction initiale de l’auteure, d’instinctive, devient philosophique comme le montre son œuvre où un peu partout affleure cet idéal d’une harmonie heureuse avec la nature. Du Tour de la Prison où ses récits de voyage décrivent une nature malmenée, à son cycle autobiographique qui brosse un tableau sombre des paysages industriels belges surpollués, en passant par ses Nouvelles Orientales où la question du naturel est absolument centrale, presque tous ses écrits portent en eux un questionnement écologiste et éthique qui n’aura trouvé que peu d’échos au moment de leurs parutions respectives. Bien souvent, Yourcenar donne à voir une conception apocalyptique de l’écologie, justement parce qu’elle a saisi que le rapport douloureux de l’homme moderne à la nature s’explique par cette violence destructive omniprésente. 

Yourcenar, pour engagée qu’elle soit, demeure lucide et critique dans sa conception de l’écologie. Elle affirme que “toute civilisation poussée à l’excès apporte avec elle sa némésis*, qui est la destruction des lieux ou sinon du lieu lui-même, des lieux environnants.” L’homme a modifié les paysages par ses activités, détruisant inutilement des immensités forestières et favorisant la multiplication des déserts. Comme elle le dit dans sa conférence de 1987, “les diverses craintes sont pour ainsi dire suspendues à une autre crainte, infiniment plus vaste, qui va grandissant : celle de la destruction de la Terre elle-même, exploitée et polluée par nous; celle de l’eau, de la surface marine à peu près trois fois plus grande que la surface terrestre, que nous polluons chaque jour davantage; celles des nappes d’eau qui s’enfoncent davantage dans le sol et s’y épuisent ou, du fait d’une exploitation déplorable, celle de l’eau retombant sous forme de pluie et entraînant avec elle les acides dévastateurs produits par des civilisations industrielles mal comprises; celle de l’air, avec ses alertes à l’ozone, des climats et des sols que nous dévastons par la destruction des forêts humides de la zone tropicale”. Un discours précoce et pourtant ô combien d’actualité : dès les années 1980, Yourcenar expliquait haut et fort que la modification des conditions climatiques, qu’elle semblait considérer comme une revanche de la nature, était dûe à cette “mésuse” de nos ressources : l’homme mésuse de la Terre, innocemment puis moins innocemment. Le discours écologiste de Yourcenar n’est à vrai dire pas très éloigné de l’environnementalisme moderne. Encore faut-il rappeler avant de conclure cet article qu’elle a voulu nous mettre en garde contre le danger pour notre conscience morale que constitue la désensibilisation entraînée par l’urgence médiatique continuelle. Après un été où feux de forêts, sécheresses, inondations et épisodes de crues violentes se sont succédé allègrement pour constituer le triste ballet des catastrophes climatiques, cette mise en garde est plus que jamais d’actualité. 

C’est la fin du deuxième épisode de notre nouvelle série ! Bien entendu, nous vous invitons à aller lire l’intervention de Yourcenar à Québec en 1987 (vous la trouverez dans les sources), mais aussi à vous pencher sur son œuvre. Nous espérons que cette découverte ou cette redécouverte de cette auteur vous a plu et nous vous disons à bientôt pour un prochain numéro ! 

*Némésis : Par allusion à Némésis, déesse grecque de la Vengeance et de la Justice distributive.  Colère, jalousie, vengeance divine.

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