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2023-2024 Décroissance : de la récession à une sobriété soutenable et souhaitable L'empreinte des mots : Critiques de livres pour un monde plus durable

Timothée Parrique, Ralentir ou périr – Eloi Laurent, Sortir de la croissance

Pour ce dernier article de notre série sur la décroissance, je vous propose de survoler deux derniers ouvrages particulièrement centrés sur les enjeux économiques : Ralentir ou périr de Timothée Parrique, ainsi que Sortir de la croissance d’Eloi Laurent. Confronter ces deux livres vous permettra je l’espère de découvrir de nouvelles facettes de cette problématique. Bonne lecture !

Timothée Parrique, Ralentir ou périr, L’économie de la décroissance

Ralentir ou périr de Timothée Parrique - La Librairie du Tramway

Dans Ralentir ou périr Timothée Parrique définit la décroissance non comme une solution aux problèmes sociaux et environnementaux actuels, mais comme un passage obligé vers une « économie de la post-croissance ». Contrairement à la croissance, la décroissance ne serait donc pas un but en elle-même, mais une transition nécessaire. S’il est question d’idéologie, c’est peut-être parce que la démarche est philosophique avant d’être économique. En effet, ce n’est plus le PIB mais le bien-être qui est au centre d’une économie devenue « relationnelle » et démocratique

Une croissance verte n’est pas envisageable, puisque c’est le fondement même de la croissance qui est remis en cause. Continuer à croître, c’est continuer à utiliser plus d’énergie alors même que celle-ci risque de devenir plus coûteuse et difficile à produire ; l’augmentation de la dépense énergétique est un frein énergétique. Les techno-optimistes argumentent que l’innovation rendra possible un usage plus efficace des ressources. C’est cependant sans compter l’effet rebond [1] : comme le rappelle Timothée Parrique avec l’exemple de l’aviation, la quantité d’énergie consommée par passager-km a diminué de 80% depuis les années 1970 mais les émissions du secteur ont augmenté en raison d’une hausse de plus de 1000% du trafic ; l’empreinte carbone de l’aviation a donc été multipliée par cinquante malgré le progrès technique. 

Ainsi, la décroissance est un concept intrinsèquement anticapitaliste pour Parrique, dans la mesure où la croissance est au cœur du capitalisme, caractérisé par la recherche du profit et de l’accumulation du capital. La post-croissance est ainsi synonyme d’une économie post-capitaliste. C’est notamment ce que reflète le terme de « capitalocène » (préféré à celui d’« anthropocène ») : ce serait le capitalisme en tant que système économique et social qui serait principalement responsable des dérèglements environnementaux actuels, et non pas seulement l’impact de l’être humain en tant que tel. 

Tous les mots clefs sont là : décroissance, démocratie, justice sociale et bien-être. En effet, l’objectif est de générer un triple dividende social (et non plus seulement monétaire) : une économie participative, moins de pauvreté et d’inégalités, et une qualité de vie plus résiliente aux chocs de toutes natures. Cela implique de changer l’ordre des priorités, selon Timothée Parrique : par ordre d’importance, il faudrait créer un système à la fois soutenable, convivial et productif, afin de parvenir à une nouvelle forme de prospérité… sans croissance. 

Timothée Parrique répond à chacune des critiques adressées au mouvement décroissantiste en retournant l’objection au système actuel. A ce titre, « sobriété » ne doit pas être confondu avec « austérité » : l’austérité est traduite par une baisse des dépenses publiques pour relancer la croissance et affecte de manière inégale les différentes tranches de la population, tandis que la sobriété individuelle s’effectue à mesure des moyens de chacun. De même, considérer qu’un régime décroissantiste serait « totalitaire », c’est considérer que le capitalisme est démocratique, ce qui est discutable aux vues de l’inégale répartition des richesses dans la population. Enfin, si la décroissance est une idéologie, ce n’est pas moins vrai de la croissance via la prédominance de la recherche du profit en toutes circonstances et l’irrésistible impression qu’il nous en faut toujours plus (Parrique parle même d’un « esprit de la croissance », paraphrasant l’« esprit du capitalisme » de Max Weber). 

Eloi Laurent, Sortir de la croissance, Mode d’emploi (2019)

Sortir de la croissance, mode d'emploi de Eloi Laurent - Poche - Livre ...

Là où Timothée Parrique commence par s’attaquer au problème de la croissance en s’intéressant au PIB dans une démarche historique, Eloi Laurent tente de répondre à la question « comment » (sortir de la croissance) en proposant un « mode d’emploi ». Pourtant, son constat initial est similaire : le PIB n’est pas un indicateur économique pertinent puisqu’il a été détourné de sa fonction première (un instrument de mesure créé par Kuznets pendant la Grande Dépression pour rassembler la production d’un pays en un seul chiffre dont l’évolution permet d’évaluer l’efficacité des politiques publiques pour sortir de la crise). Il ne s’agit donc pas d’un indicateur de développement ou de bien-être, mais du symptôme d’une crise. Le PIB ne dit rien des inégalités sociales et de la crise écologique car il les dissimule derrière un résultat agrégé (la valeur ajoutée) en ne comptabilisant que la valeur monétaire. Eloi Laurent structure donc sa contestation du PIB autour de trois axes : un argument technique reposant sur la question de la définition d’un bon indicateur, qui est par définition une représentation simplifiée d’un monde bien plus complexe ; un argument pratique (le PIB est fondé sur une logique de dépenses alors qu’il nous faut désormais raisonner en termes d’économies pour atteindre la sobriété) ; et enfin un argument symbolique (la croissance a toujours été associée au progrès, comme nous le rappelle le vocabulaire médical… mais qu’en est-il vraiment ?). Le PIB mesure certaines dimensions du développement humain, mais en fonction de leur coût, non pas de leur résultat et de leurs bénéfices effectifs. Critiquer la croissance, c’est donc à travers les limites du PIB comme indicateur de bien-être, s’interroger sur le sens que l’on donne à l’un des piliers de l’économie : la valeur.

Contrairement à Timothée Parrique cependant, sortir de la croissance n’est pas synonyme de sortir du capitalisme pour Eloi Laurent, car il n’existe selon lui pas « un » capitalisme mais « des » capitalismes ». Contre-exemple : la Chine est sortie du capitalisme, pas de la croissance, et les conséquences économiques et sociales n’en sont pas moins déplorables. Le capitalisme ne serait donc pas en lui-même le problème, et il serait plus pertinent de chercher les modalités de transition d’un État providentiel à un « État social écologique ». 

Mais une fois que l’ineptie du PIB comme indicateur économique a été démontrée, par quoi le remplacer ? Comment sortir concrètement de cette logique de croissance ? Premièrement, adopter de nouveaux indicateurs [2], comme cela a théoriquement été préconisé en France par la loi Sas en 2015 « visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques ». Puis, parvenir à un « État social écologique » grâce à des conventions citoyennes du bien-être (sur le modèle de la convention citoyenne sur le climat) et une démocratie participative. Du côté du secteur privé, il faudrait de redéfinir la place de l’entreprise dans le système économique, puisque pour Eloi Laurent la traduction de « sortir de la croissance » à l’échelle de l’entreprise serait « sortir du profit ».  Il s’agit donc d’un changement complet de paradigme, et non pas d’une simple évolution. L’économiste critique ainsi la comptabilité en triple capital (notamment préconisée par Fabrice Bonnifet et Céline Puff Ardichvili dans leur livre L’entreprise contributive, sur lequel portait le premier article de notre série L’empreinte des mots), qui serait révélatrice d’un “double langage” plutôt que d’une comptabilité triple, du fait notamment de la persistance de la monétarisation ; il lui préfère les indicateurs de justice environnementale, extérieurs aux entreprises. Le chemin est donc long avant d’atteindre cet État social écologique dans lequel le bien-être serait à la fois présent « ici et maintenant » (égalité entre personnes et territoires), « plus tard » (soutenabilité patrimoniale), et « ailleurs » (responsabilité globale).


[1] : L’effet rebond a été théorisé par Jevons en 1865 dans The coal question : On pourrait croire que l’évolution technologique pourrait contribuer à réduire l’usage des matières premières comme le charbon. Le paradoxe de Jevons énonce pourtant que l’amélioration de la productivité énergétique a de grandes chances de conduire à une hausse de la consommation future en permettant une baisse des prix. L’énergie sera elle-même de plus en plus nécessaire. Cela conduit à un effet rebond, du fait de l’augmentation de la consommation dans les autres secteurs de l’économie.[2] Pour un résumé des débats autour des nouveaux indicateurs alternatifs au PIB, je vous recommande le repère Les nouveaux indicateurs de richesse, de Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice.


2 réponses sur « Timothée Parrique, Ralentir ou périr – Eloi Laurent, Sortir de la croissance »