Voici le premier article de notre série “Décroissance : de la récession à une sobriété soutenable et souhaitable“. Bonne lecture !
Jean Gadrey part d’un constat simple : nous faisons face à une triple crise, à la fois économique, écologique et sociale. Dans ce livre, il propose une solution à cette situation selon lui provoquée par un système encourageant la croissance sans se préoccuper de ses externalités sociales et environnementales.
Sans parler de décroissance, Jean Gadrey défend dans son ouvrage une société de « post-croissance », c’est-à-dire une « société soutenable de sobriété et de plein-emploi, débarrassée de l’obligation de croissance et impliquant une forte réduction des inégalités ». Il explique préférer ne pas utiliser ce terme pour des raisons sémantiques : ceux qui soutiennent la décroissance ne voient pas en elle une croissance négative, ce qui peut prêter à confusion dans le débat public (décroître ne signifie en effet pas la même chose qu’arrêter de croître : dans le premier cas, la quantité de biens produits diminue, tandis que dans le second elle stagne). Le projet d’une société soutenable libérée de la croissance est donc moins radical que celui de décroissance. En effet, la fin de la croissance n’est pas synonyme d’un « état stationnaire » tel que défini par les économistes du XIXe, mais d’une absence de croissance de quantité produite, compatible avec la croissance de la qualité et de la durabilité (d’où l’importance de toujours préciser de quelle (dé)croissance on parle, comme rappelé en introduction de cet article !).
Mais malgré cette nuance, cet « adieu à la croissance » peut sembler déroutant car la croissance a toujours été présentée comme la solution à tous les problèmes et aux inégalités. Ainsi, n’y a-t-il pas une corrélation entre l’augmentation du bonheur et celle du PIB ? Peut-être, mais pas au-delà d’un certain seuil (1/2 du PIB/habitant en France selon ses dires). Même chose pour l’espérance de vie à la naissance (les cas des US est à ce titre assez éloquent). De même, a-t-on besoin de croissance pour réduire la pauvreté ? Dans les pays riches, la croissance ne semble pas avoir permis de réduire la pauvreté ces dernières décennies ; il s’agit plutôt d’un enjeu de redistribution, d’autant plus que la pauvreté n’est pas seulement monétaire, mais multidimensionnelle (économique mais aussi affective, relationnelle, etc). Les pays plus pauvres, quant à eux, ont besoin d’un développement humain qui passe par la croissance de certaines infrastructures et services.
Cependant la corrélation entre hausse du PIB et hausse des émissions de gaz à effet de serre, quant à elle, ne semble pas disparaître au-delà d’un quelconque seuil ! Le point de départ est peut-être là : nous vivons la première crise où la raréfaction des ressources et les dégâts écologiques ont autant d’impact sur la situation économique. La crise écologique et la crise macroéconomique semblent en effet liées : les tensions sur les ressources énergétiques mondiales freinent la croissance. Nous faisons donc face à un risque de prolongation de la crise actuelle en cas d’absence de réorientation structurelle.
Cette réorientation implique-t-elle un changement complet de paradigme ? Selon Gadrey, personne ne peut pour l’instant répondre à la question de savoir si on peut résoudre cette crise dans le cadre d’un « capitalisme réformé ». Mais on peut cependant remarquer que le capitalisme s’est historiquement développé sur la base de la destruction et de la privatisation des ressources. De plus, les besoins actuels de sobriété et de planification risquent d’entrer en conflit avec son dynamisme, tel qu’observé ces derniers siècles. Tout ce qu’on peut donc affirmer, c’est qu’un tel capitalisme sans profit ni expansion n’a jamais existé. D’autres alternatives à la croissance, comme la croissance verte et la croissance immatérielle (des services notamment) sont également proposées, mais c’est peut-être oublier que les services ne sont pas tout à fait immatériels non plus, et peuvent à leur tour générer des externalités environnementales préjudiciables…
Après avoir fait un tour d’horizon du contexte historique, Jean Gadrey partage avec ses lecteurs des propositions concrètes pour faire face à une crise à la fois économique, sociale et écologique. Il s’agit de montrer d’une part que d’autres modèles sont déjà mis en œuvre, et d’autre part que des solutions sont imaginables. Parmi toutes ses recommandations, on peut noter la mise en place d’un revenu maximum (multiple du revenu minimum) [3], une plus grande redistribution, la promotion de l’économie sociale et solidaire (ESS), du bénévolat et des services publics, ou encore la pertinence d’une politique mondiale de promotion des énergies renouvelables et de la sobriété énergétique pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles afin d’atténuer les conflits.
Mais ces réorientations nécessaires sont-elles socialement acceptables ? Quelle partie de la population sera la plus impactée par d’éventuelles limitations de production ? Les mesures prises à des fins écologiques sont inséparables d’enjeux de justice sociale. Ainsi, lorsqu’on parle de décroissance du nuisible, Jean Gadrey insiste sur l’importance de ne pas oublier de mentionner la croissance durable, c’est-à-dire toutes les améliorations permises par ce nouveau paradigme économique et social ; je citerai les principales : services publics plus nombreux, biens plus durables, augmentation du temps libre et gain de sens dans un travail aux fins écologiques et sociales plutôt qu’au service de l’expansion des marchés.
En conclusion de ce livre, j’aimerais retenir la citation suivante : « La réduction des inégalités est une condition essentielle de réussite de cette réorientation », une réorientation tant sociale qu’écologique. Les questions sociales et environnementales ne doivent donc pas être opposées, comme cela est souvent le cas dans le débat public (la crise des gilets jaunes n’est à ce titre qu’un exemple parmi d’autre). Une société post-croissance n’a pas vocation à diviser mais à unifier, afin d’allier sobriété et plein emploi.
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Jean Gadrey est un économiste français qui s’est au cours de sa carrière spécialisé dans les indicateurs (alternatifs) de richesse et dans l’étude des limites de la croissance, comme en attestent ses essais Les Nouveaux Indicateurs de richesse avec Florence Jany-Catrice et Adieu à la croissance. Dans son blog Debout (https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey), actif jusqu’en 2021, vous pourrez trouver des articles qui décryptent l’actualité économique.
Jeanne Rodriguez
[3] A ce sujet, je vous conseille notamment Le facteur 12 : Pourquoi il faut plafonner les revenus, de Gaël Giraud et Cécile Renouard. Les deux auteurs préconisent de limiter un écart de 1 à 12 entre le revenu le plus bas et le revenu le plus élevé dans la société.
2 réponses sur « Jean Gadrey, Adieu à la croissance : bien vivre dans un monde solidaire »
[…] à une sobriété soutenable et souhaitable. Dans ce premier article, je vous parlerai d’Adieu à la croissance, de Jean Gadrey. Les semaines prochaines, vous en apprendrez plus sur Prospérité sans croissance […]
[…] par une remise en contexte du débat actuel sur les limites de la croissance. L’analyse d’Adieu à la croissance de Jean Gadrey nous a permis de mieux cerner les contours du problème : si la fin de la croissance semble […]