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2023-2024 L'empreinte des mots : Critiques de livres pour un monde plus durable

Déclin proche ou avenir à planifier ?

 « L’empreinte des mots : Critiques de livres pour un monde plus durable » #2

Nous vivons dans « Un monde de ressources rares », comme nous le rappelle le titre du livre d’Erik Orsenna paru en 2006… Selon lui, l’économie est même « le domaine de la connaissance qui s’occupe de la gestion et de l’administration des ressources rares », et ce depuis ses débuts. Pourtant, si nous avons conscience de la rareté des ressources qui nous entourent depuis plusieurs siècles déjà, c’est dans la seconde moitié du XXe siècle que cette réalité s’est imposée en force dans le débat public. Les chocs pétroliers ont durablement secoué l’économie mondiale dès les années 1970… mais il s’agissait peut-être encore d’une rareté organisée et planifiée, due aux enjeux géopolitiques contemporains.

Aujourd’hui, la rareté de « l’or noir » n’est plus politique mais géologique et structurelle : le pic de production de pétrole conventionnel a été atteint en 2008. Et pourtant, notre consommation d’énergies fossiles n’a pas diminué ces quinze dernières années. Le déclin du pétrole est-il donc proche ? La réponse est oui pour Matthieu Auzanneau, comme il l’explique dans son livre Pétrole, Le déclin est proche, co-écrit avec Hortense Chauvin.

Cet ouvrage, paru en 2021, fait suite à la publication en 2016 d’Or noir, La grande histoire du pétrole, qui retrace l’histoire de cette ressource fossile tarissable de l’Antiquité à nos jours.

L’offre de pétrole décline : les découvertes de nouvelles sources de pétrole conventionnel sont en effet en baisse depuis plus d’un demi-siècle et les sources actuelles sont déjà en majorité arrivées à maturité. Mais la demande, elle, ne baisse pas. De nouvelles formes de carburants ont donc été trouvées par les producteurs pour y répondre. Les pétroles non conventionnels ne semblent cependant pas former de solution pérenne : les agrocarburants issus de végétaux impliquent du déboisement et une réquisition de terres arables alors que leur taux de retour énergétique[1] est faible tandis que les pétroles lourds issus des sables bitumineux sont plus complexes et chers à produire que le pétrole conventionnel ; le pétrole de schiste quant à lui représente 1/10e de la production mondiale mais nécessite de multiples forages (fracking, ou fracturation hydraulique) et donc d’incessants investissements.

Cependant, comme le rappelle Matthieu Auzanneau dans son ouvrage, production de pétrole et croissance économique ont été étroitement corrélés ces derniers siècles… une telle croissance économique est-elle donc soutenable dans un monde de ressources finies ?  Les conséquences du tarissement ne sont en effet pas seulement géologiques, mais aussi économiques et géopolitiques, comme nous l’ont montré les conflits au Moyen-Orient ces dernières décennies. Or toutes les alternatives connues au pétrole sont plus compliquées (et donc bien souvent plus coûteuses) à produire ; la croissance verte n’est qu’une illusion, puisqu’il n’est physiquement pas possible de continuer à produire plus avec moins de ressources, même en comptant sur une plus grande efficacité énergétique ou des progrès techniques hypothétiques.

La conclusion est donc sans appel : « Accepter cette simple réalité d’ordre physique (nulle alternative au pétrole et aux énergies fossiles ne peut être mis en œuvre en gardant le même niveau de consommation) permet d’envisager la voie de sortie. D’évidence celle-ci réside dans la recherche des moyens à la fois démocratiques et techniques de mettre en œuvre une sobriété systémique. »

Or cette « sobriété systémique » est justement le concept clef du Shift Project, une association d’intérêt général qui tâche d’éclairer et d’influencer le débat public sur la transition énergétique. Matthieu Auzanneau est le directeur de ce think tank présidé et co-créé par Jean-Marc Jancovici, et qui agit en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone et de la dépendance aux énergies fossiles, par le biais d’une proposition de planification de quinze grands secteurs.

L’initiative du Shift Project part du constat que notre modèle économique basé depuis la Révolution industrielle sur l’utilisation croissante de ressources énergétiques à majorité fossiles, n’est plus viable : l’économie doit désormais prendre en compte les limites planétaires et la double contrainte énergie-climat.

En 2020, dix ans après la création du Shift-Project, le think-tank a publié une synthèse de ses travaux de recherche : Climat, crises : Le plan de transformation de l’économie française (PTEF). L’objectif est clairement affiché : dans le respect des Accords de Paris sur le climat qui ont conclu la COP 21, il faut planifier une économie compatible avec baisse des émissions planétaires de 5 % par an (… alors qu’une telle baisse n’a été observée que trois fois au cours de ces derniers siècles : en 1932 lors de la grande Dépression, en 1945 à la fin de la Seconde Guerre Mondiale et en 2020 à cause du confinement). Or décarboner l’économie dans son ensemble implique de s’intéresser à tous les secteurs d’activité, de l’industrie à l’agriculture en passant par le fret, la mobilité quotidienne, le logement, l’emploi, l’administration publique, la santé, la culture, les territoires et les finances publiques ! L’un des sujets majeurs sur lequel insistent les rédacteurs du rapport est l’emploi, à la fois frein à la transition (par crainte de le perdre) et moteur (une formation est nécessaire pour toutes les transformations à venir). L’approche pour mener chaque secteur à la neutralité carbone est donc physique, et non économique : il s’agit de comprendre comment s’organiser avant de chercher à se financer.

Les propositions élaborées sont donc pratiques et praticables, à mettre en œuvre par toutes les parties prenantes de la société : citoyens, entreprises… mais aussi (voire surtout ?) pouvoirs publics. C’est peut-être même à cette fin qu’a été créé en 2022 le Secrétariat Général à la Planification Écologique sous l’autorité de la Première ministre.

Vous voulez en savoir plus ? Pour suivre toutes les actualités du PTEF, c’est ici : https://ilnousfautunplan.fr. Mais surtout, rendez-vous en librairie pour lire les livres de Matthieu Auzanneau ainsi que Climat, crises :  Le plan de transformation de l’économie française.

Matthieu Auzanneau est directeur du Shift Project depuis 2016, après avoir été chargé des affaires publiques et de la prospective. Diplômé de Sciences-Po Bordeaux, il a choisi de se spécialiser dans les questions d’économie et d’énergie lors de la guerre d’Irak en 2003.  Outre son activité professionnelle en tant que journaliste puis directeur du Shift Project, il est membre de l’ASPO (Association pour l’étude des pics pétroliers et gaziers) et auteur d’Or Noir, La grande histoire du pétrole, ainsi que de Pétrole, le déclin est proche avec Hortense Chauvin ; deux ouvrages de référence sur l’histoire et la géopolitique du pétrole.


[1] Quantité d’énergie requise pour produire de l’énergie. La production d’agro-carburants nécessite elle-même du pétrole…