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2023-2024 L'empreinte des mots : Critiques de livres pour un monde plus durable

L’empreinte des mots #6 : Avons-nous une responsabilité à l’égard de la nature ?

Hans Jonas, Le principe responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique (1979)

Dans les précédents articles de L’Empreinte des mots, je vous ai principalement parlé d’économie, et plus particulièrement de décroissance. Il s’agit d’un sujet transversal qui touche aussi à la sociologie, au bien-être et à la question du bonheur, mais dont l’enjeu réside principalement dans la soutenabilité de notre système économique dans le contexte du changement climatique. Penser une société de la post-croissance compatible avec le respect des limites planétaires est nécessaire ; il s’agit d’un sujet passionnant qui invite à se projeter dans le futur pour imaginer la société de demain et la faire advenir. Ce travail de prospective et de changement de paradigme économique et social ne peut cependant être accompli qu’après avoir répondu à une question à la fois très simple et abyssale : pourquoi ? Les études scientifiques sont claires et unanimes : nous ne pouvons pas continuer à vivre ainsi sans continuer à détruire notre environnement. Il y a donc bien des raisons scientifiques et raisonnables d’agir… Pourtant, on l’observe bien, l’inertie et la procrastination l’emportent souvent. Ainsi, pourquoi agir, tant individuellement que collectivement ? 

Au-delà des impacts immédiats dans les années à venir, qu’est-ce qui peut nous pousser (voire nous obliger) à agir en faveur de la protection de l’environnement ? Pourquoi se préoccuper des questions énergétiques et climatiques, ainsi qu’à leurs conséquences économiques et sociales, si elles n’impacteront que les générations futures ? Si c’est le changement climatique qui provoque notre intérêt pour la conservation de la nature, n’avons-nous donc qu’une relation purement utilitariste à la nature ? 

La réponse de Hans Jonas est d’ordre éthique : nous avons une responsabilité à l’égard de la nature. Dans cet article, nous allons donc explorer à travers la lecture du Principe responsabilité, paru en 1979, notre relation à notre environnement sous un angle philosophique et moral. 

Le Principe responsabilité - Hans Jonas - SensCritique

Dans l’ouvrage de Jonas, la nature prend une dimension nouvelle : jusqu’à présent, nous avions une vision mécaniste de la nature, envisagée comme une condition de déploiement de la connaissance, c’est-à-dire comme un ensemble de moyens à l’égard duquel nous n’avons aucun devoir. Si la nature n’a ni volonté, ni fin, l’homme peut donc l’agencer selon ses propres fins ; la faculté d’avoir des fins justifiant, pour Jonas, une valeur en soi des êtres naturels. 


L’ambition de Jonas est donc de faire surgir la valeur à même l’être naturel, de fonder une valeur de la nature indépendamment de son utilité pour l’homme, c’est-à-dire une valeur intrinsèque. Nous devons respecter la nature pour elle-même, car elle conditionne la vie des générations à venir. Concéder une valeur à la nature, c’est donc aussi en attribuer une aux générations futures qui n’ont pas encore vu le jour. La nature est ainsi définie en tant qu’objet de responsabilité humaine. 

Pour bien comprendre le point de départ, il est nécessaire d’insister sur les fondements métaphysiques de la réflexion : pour Jonas, il est acquis que l’être est préférable au néant. Il existe un impératif (catégorique) d’existence de l’humanité, qui doit donc perdurer plutôt que disparaître. Même dans le but de sauver son peuple, l’homme politique n’a pas le droit d’employer des moyens qui auraient comme conséquence de détruire l’humanité. Or les progrès technologiques rendent possible la mise en danger de l’existence entière. 


 

La pensée de Jonas s’articule autour de deux principaux concepts liés : la fragilité et la responsabilité. La fragilité de la nature face à la puissance nouvelle de l’humanité implique une responsabilité à son égard. 


La responsabilité des hommes envers la nature a pour origine ce que Jonas appelle « le déchaînement prométhéen ». Prométhée, auparavant enchaîné, s’est déchaîné par la destructivité créatrice de l’homme avec le développement de la technique au cours de ces derniers siècles. Nous faisons en effet aujourd’hui face à un risque sans précédent d’autodestruction collective : l’agir humain a changé d’échelle car, grâce au progrès technique, il a désormais les moyens de détruire la nature. Or de nouvelles facultés d’agir requièrent de nouvelles règles éthiques. L’homme est devenu dangereux, non seulement pour lui-même, mais pour la biosphère toute entière. Si à toutes les époques, la nature nous est apparue comme vulnérable et mise à notre disposition, les techniques nouvelles ont rendu l’homme capable de mettre en danger toutes les formes de vie. La fragilité de la nature est donc relative à une force extérieure susceptible de la détruire.


Notre devoir s’étend dès lors au-delà d’une limite strictement anthropocentrique, car les conséquences des nouveaux pouvoirs d’agir technologiques de l’homme ont aboli sa neutralité morale. Le caractère incertain de l’impact de l’agir de l’homme implique la nécessité d’un principe de l’éthique qui, lui, ne soit pas incertain. On ne peut en effet pas parier sur ce qui ne nous appartient pas (le futur). Il s’agit même d’un principe éthique : il faut considérer le possible comme une certitude du point de vue de la décision, afin de s’assurer de la survie de l’humanité, qui ne peut être conditionnelle. 


Surgit alors une obligation qui repose sur une éthique de la conservation, de la préservation et de l’empêchement. Le déploiement de notre puissance, c’est-à-dire de notre capacité à produire des effets, a changé l’échelle de la tradition morale : ce que nous faisons a un impact loin et longtemps. Cela implique un nouveau regard sur la nature, du fait de la possibilité de l’altérer de manière irréversible. 


Traditionnellement, la responsabilité peut être définie comme la capacité et le devoir de répondre de ses actes. Mais Jonas théorise une responsabilité asymétrique, qui serait la contrepartie d’un pouvoir : il est donc possible d’avoir des devoirs envers un être qui n’a que des droits, en raison de ma puissance et de sa fragilité. La responsabilité est alors définie comme la « sollicitude, reconnue comme un devoir, d’un autre être qui, lorsque sa vulnérabilité est menacée devient un « se faire du souci » ». C’est parce que nous pouvons craindre la destruction de l’humanité par la technique que nous prenons conscience qu’elle n’a de valeur que par sa possibilité d’être. 
Tout au long de son ouvrage, Jonas établit des analogies avec deux figures de la responsabilité : les parents à l’égard de leurs enfants et les hommes d’État à l’égard de leur peuple.


L’enjeu n’est cependant pas seulement éthique, mais aussi politique et temporel. En effet, notre responsabilité vis-à-vis de la nature est en fait une responsabilité vis-à-vis des générations futures, qui pâtiront des conséquences de notre comportement destructeur sans qu’aucune justice rétrospective ne puisse être faite : 

« Ceux qui ne sont pas encore nés sont sans pouvoir : c’est pourquoi les comptes qu’on leur doit ne sont pas encore adossés à une réalité politique dans le processus actuel de décision et quand ils peuvent les réclamer nous, les responsables, nous ne sommes plus là ». 

Hans Jonas, Le Principe responsabilité

Nous avons le devoir, en tant que société et gouvernement, de permettre une bonne qualité de vie aux générations futures : nous avons hérité d’un droit des générations précédentes (celui de jouir d’une certaine vie) et nous avons donc dès lors le devoir de le transmettre à notre tour aux générations à venir. Le principe responsabilité confère donc des droits aux générations futures, ce qui implique une absence de réciprocité dans cette éthique de l’avenir

Il s’agit d’une responsabilité tant individuelle que collective : ce qui est établi sur le plan moral ne peut avoir de réalité que sur le plan politique, qui permet d’agir dans la durée. 

De plus, même s’il nous était possible de continuer à vivre dans un monde où nous ne prendrions pas en charge notre responsabilité à l’égard de la nature, nous ne serions alors pas pleinement humains. La vie humaine a la capacité de penser sa responsabilité à l’égard d’autres vies. Être responsable à l’égard de la nature, c’est s’humaniser davantage et donc nous rendre plus dignes sur le plan moral.

Pour conclure, s’il est si important d’agir en faveur de la protection de l’environnement, c’est peut-être car nous avons une responsabilité tant individuelle que collective à l’égard de la nature et des générations futures. Nous avons donc un devoir, qui est la contrepartie du droit de ceux qui ne sont pas encore nés, de jouir d’une vie et d’un environnement sains. 

Une réponse sur « L’empreinte des mots #6 : Avons-nous une responsabilité à l’égard de la nature ? »