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2021-2022 Les écrivains visionnaires - chroniques des Cassandre de l'écologie

Les écrivains visionnaires #1 : Romain Gary

Episode 1 

“En 1956, je me trouvais à la table d’un grand journaliste, Pierre Lazareff. Quelqu’un avait prononcé le mot “écologie”. Sur vingt personnalités présentes, quatre seulement en connaissaient le sens…” Ainsi écrivait Romain Gary en 1980, dans la préface de son célèbre ouvrage Les Racines du Ciel, paru en 1956 donc, et lui ayant valu d’être lauréat du Prix Goncourt. A une époque où l’on entend de plus en plus parler d’écologie, une telle déclaration nous paraît surprenante ; le simple fait de ne pas savoir ce que signifie le mot “écologie” relève presque de l’absurde. Gary continue : “On mesurera, en 1980, le chemin parcouru. Sur toute la terre les forces s’organisent et une jeunesse résolue est à la tête de ce combat. Elle ne connaît certes pas le nom de Morel, le pionnier de cette lutte et le héros de mon roman. C’est sans importance. Le cœur n’a pas besoin d’un autre nom. Et les hommes ont toujours donné le meilleur d’eux-mêmes pour conserver une certaine beauté à la vie. Une certaine beauté naturelle…” Vous l’aurez compris, aujourd’hui nous allons parler écologie, Romain Gary, et biodiversité. 

Pour commencer, peut-être faudrait-il faire un petit rappel sur le terme même d’écologie (même si vous êtes certainement comme les quatre personnalités connaisseuses du sujet). À l’origine, l’écologie constituait la partie des sciences naturelles qui étudiait les rapports de l’animal avec son milieu, c’est-à-dire la science qui étudie les corrélations entre les êtres vivants et le milieu qui les entoure. Elle a fini par désigner une doctrine visant à un meilleur équilibre entre l’homme et son environnement naturel ainsi qu’à la protection de ce dernier. C’est finalement suivant ces deux acceptions que Romain Gary a vécu et donné à voir et à lire l’écologie, que ce soit dans son œuvre d’homme politique ou dans ses travaux d’écrivain doublement lauréat du Prix Goncourt. 

Né en 1914 dans le giron de l’Empire Russe, Romain Gary sera sans aucun doute un homme du siècle. Aujourd’hui édité à la Pléiade, sous son nom à l’état civil ou sous le pseudonyme d’Emile Ajar, il est reconnu comme un des plus grands auteurs du vingtième siècle. On peut dire de Gary que c’est un écrivain engagé, mais il faudra alors souligner que son engagement a été double : ses actes n’ont eu de cesse de soutenir la puissance de sa plume, et réciproquement. Résistant aux côtés du Général pendant la seconde guerre, il aura une carrière d’aviateur puis de diplomate, en étant notamment consul général de France aux Etats-Unis. Romain Gary était un homme aux multiples facettes, un iconoclaste dont les changements d’identité littéraire réguliers ont fait le lauréat le plus connu du Prix Goncourt. 

Mais avoir obtenu deux fois ce dernier – ce qui est théoriquement impossible, rappelons-le – ne constitue pas la seule fois où Romain Gary a fait quelque chose d’inédit. C’est aussi lui qui a écrit ce que beaucoup considèrent comme le tout premier roman écologiste : Les Racines du ciel. A cette époque, le mot écologie n’existe pas encore, et pourtant Gary n’a de cesse de se soucier de la préservation de la biodiversité : l’auteur écrit ce roman à dessein avant la conférence de Bukavu pour la faune et la flore. Un comportement qui n’est pas sans rappeler celui de Morel, son personnage principal. Morel est un idéaliste forcené qui place dans la survie des éléphants l’espoir d’une autre survie, celle de l’individu, au sein d’une société moderne où la solitude de l’homme n’a jamais été aussi développée. Morel tente ainsi de sensibiliser les européens vivant en Afrique et les populations africaines aux dangers de la chasse à l’éléphant. A une période où la chasse est un loisir à la mode, ses pétitions et autres lettres ouvertes en font sourire beaucoup. Pourtant, Morel ne lâche pas l’affaire et, par son engagement pugnace, finit par devenir un homme avec qui il faut compter, un résistant et un militant. 

Défend-t-il vraiment les éléphants ? Ou s’agit-il d’un prétexte pour réaliser les ambitions des nationalismes africains ? Morel est-il un agent soviétique envoyé par Moscou pour semer le trouble dans la région ? Un idéaliste ou un absolu misanthrope ? Déjà, il est rare qu’un homme s’intéresse à la survie des bêtes, et les éléphants font ici figures de doux anachronismes aux yeux de Morel. Aussi beaucoup se demandent s’il combat la chasse moins par amour des bêtes que par haine des hommes. Ce livre, c’est finalement le récit d’une croisade pour la nature, mais aussi pour les hommes, pour ce que les éléphants peuvent leur apporter de dignité en ce qu’ils ont d’inadapté à la société moderne. 

Vous l’aurez compris, dans ce livre les éléphants sont le symbole de la dignité humaine, et c’est ce qui a poussé beaucoup de critiques de cette époque à en avoir une lecture essentiellement littéraire et morale. Ils ont par là-même occulté la dimension profondément écologiste des Racines du Ciel, au désarroi de Gary lui-même. Parce que les éléphants sont aussi des animaux réellement menacés, comme l’a avoué l’auteur à plusieurs reprises. Les Racines du Ciel nous livrent donc une nouvelle conception du vivant, particulièrement novatrice pour l’époque, mais sont aussi aux origines de ce qui fait l’écologie moderne : ce n’est pas pour rien que beaucoup de militants écologistes reconnus voient dans ce livre l’un des déclencheurs de leur engagement. 

Morel, c’est un homme qui crie pour sonner l’urgence d’une prise de responsabilité de l’homme vis à vis de la nature. Ce cri résonne d’autant plus depuis que l’éléphant d’Afrique a été déclaré espèce “en danger critique d’extinction” le 25 mars 2021. En 1968, Gary a publié dans le Figaro Littéraire une lettre à l’éléphant, directement adressée au pachyderme, une lettre pleine de tendresse et d’un peu de crainte aussi, face à cette vie colossale. On y voit bien que la nature fait partie des hyperfixations de l’auteur, une fascination déjà présente dans son premier roman, Education Européenne, où la forêt faisait à la fois figure de terre d’accueil et d’entité à part entière, capable de se défendre contre ses agresseurs. C’est de manière récurrente dans l’oeuvre de Gary que la nature constitue un miroir de la réalité des hommes en même temps qu’une réalité concrètement menacée. On ne peut que vous inviter à lire Gary qui, de Chien blanc à Gros Calin, ne cesse de nous interroger sur notre rapport à la nature et sur ce que rapport révèle de notre humanité. Alors ruez vous sur les Racines du Ciel, une oeuvre sensible, poétique, drôle et tragique – ou bien l’inverse, qui sait : le premier roman écologiste, une alerte qui fait de Gary une cassandre merveilleuse. 

http://agora.qc.ca/dossiers/romain-gary

“Mais à tous ceux parmi nous qu’écœurent nos villes polluées et nos pensées plus polluées encore, votre colossale présence, votre survie, contre vents et marées, agissent comme un message rassurant.  (…) Il n’est pas douteux non plus que votre disparition signifiera le commencement d’un monde entièrement fait pour l’homme. Mais laissez-moi vous dire ceci, mon vieil ami : dans un monde entièrement fait pour l’homme, il se pourrait bien qu’il n’y eût pas non plus place pour l’homme”.

Lettre à l’éléphant

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